A Naples, l’immeuble de la CGIL1 – le principal syndicat italien – situé rue Torino à quelques pas de la place de la gare centrale, a longtemps constitué un « point de repère important » (Schmoll, 2004 ; OIM et Prefettura di Napoli, 2019, p.9) pour les populations d’origine étrangère. Mais, lors d’une enquête sur les services d’assistance légale à destination des personnes migrantes2 à Naples en mars-avril 2023, je trouve le bâtiment vide et abandonné. Que représente ce déménagement des services du syndicat dans la ville de Naples ? L’histoire de cet immeuble est aussi celle de la relation des syndicats italiens avec les migrations internationales. Les bureaux immigration des syndicats italiens réalisent un travail de conseil et d’accompagnement des personnes migrantes dans les procédures de régularisation depuis les années 80. Ce travail quotidien révèle le lien fort entre migration et emploi dans les discours de défense des droits des étrangers ou encore dans les lois qui encadrent ces migrations en Italie.

Les syndicats italiens, acteurs de la défense des droits des personnes étrangères

La CGIL, la UIL ou la CISL3, les trois principales organisations syndicales italiennes, se sont mobilisées à partir des années 1980 pour le droit des travailleurs migrants, l’exemple le plus célèbre étant la mobilisation suite à l’assassinat de Jerry Masslo en octobre 1989 à Villa Literno (province de Caserte) (Colucci, 2018). Les syndicats ont approché la question des migrations par celle du travail tout en développant un « investissement stratégique » (Rinaldini et Marino, 2015) dans ce domaine. A partir des années 1990, la CGIL et la CISL créent des bureaux spécialisés d’assistance légale pour les migrant·es dans les chefs-lieux de province. En parallèle, les organisations syndicales ont assisté aux discussions pour élaborer la loi 40/1998, ou loi « Turco-Napolitano » qui a créé la carte de séjour

Figure 1. L’abandon de l’immeuble de la CGIL.

Crédits. Solene Le Bihan (juin 2023)

Dans les syndicats comme la CGIL, les services pour les migrant·es se répartissent entre plusieurs bureaux. Il y a un bureau pour chaque catégorie professionnelle, par exemple celle du travail agricole, dans les industries agroalimentaires ou celui du travail domestique (Colfe e badanti), au sein duquel les opérateur·rices assistent les employé·es, étranger·ères ou non, dans la relation de salariat avec l’employeur. En parallèle, les syndicats comme la CGIL disposent de bureaux d’assistance fiscale CAF et Patronato pour assister les personnes, italiennes ou non, dans les demandes d’indemnités ou de minimas sociaux.

Afin de ne pas laisser ce citoyen/travailleur seul, la CGIL a également développé au fil des ans son propre bureau de patronage. Évidemment, avec les flux migratoires de travailleurs qui sont entrés en Italie à partir des années 1980 et 1990, en fait avec autant d’étrangers, il est devenu nécessaire de créer également ce que nous appelons des bureaux immigration.

(CGIL-travail agricole, avril 2023).

En plus de ces services CAF/Patronato, les syndicats développent des bureaux d’assistance légale pour accompagner les personnes étrangères dans les démarches de régularisation. L’assistance légale offerte par le bureau immigration est gratuite et, lorsque la demande de permis de séjour est acceptée, le syndicat reçoit un pourcentage, une « petite rémunération » (Enzo, CGIL, 21/04/2023) de l’Etat pour le travail effectué. En Italie, une partie des procédures de régularisation des personnes étrangères sont déléguées à des acteurs privés qui deviennent par ces activités des intermédiaires des migrations (Clochard et al., 2023). A partir des années 2000, l’influence des syndicats diminue à l’échelle nationale (Rinaldini et Marino, 2015) mais les bureaux territoriaux demeurent une référence pour les migrant·es pour la reconnaissance des droits de séjour, au travail ou aux minimas sociaux. L’immeuble de la CGIL, au cœur du quartier commerçant de la place Garibaldi, devant la gare centrale de Naples, est un symbole de l’ancrage territorial des bureaux des syndicats et de leur influence à l’échelle régionale (ici, la Campanie).

L’immeuble de la CGIL au cœur des mobilités des étranger·es à Naples

Les bureaux immigration de la CGIL se trouvaient au cœur des mobilités de la province de Naples. Tout d’abord, la place Garibaldi est un carrefour desservi par des lignes ferroviaires régionales, interrégionales et à grande vitesse. On y trouve également des lignes métropolitaines (1 et 2) et les deux lignes CircumVesuviana et CircumFlegrea qui forment le réseau ferroviaire de l’aire métropolitaine.

“Chez nous là-bas [rue Torino] ils venaient plus facilement, beaucoup aussi de la province, parce que vu que c’est la Préfecture de Naples (la « questura »), il y a un seul bureau immigration, là à rue Ferraris. L’immigré, pas seulement le napolitain, aussi celui de la province, trouvait ça pratique un peu parce que notre travail est gratuit, un peu parce que la place Garibaldi est facilement accessible depuis Naples et sa province.

(Enzo, CGIL, 21/04/2023).

Au-delà de l’accessibilité des services, les bureaux immigration de la CGIL bénéficiaient de la proximité avec les institutions pour réaliser leurs missions de conseils et d’accompagnement.

Figure 2. L'immeuble de la CGIL au coeur des mobilités des personnes étrangères à Naples

En réalité, les services de la CGIL participent de la « centralité minoritaire » (Raulin, 2009) qu’est la place Garibaldi. Son influence à l’échelle locale à partir du quartier de Garibaldi repose sur la fréquentation de ce quartier par les personnes d’origine étrangère de la province de Naples.

Évidemment que pour des problèmes économiques, les immigrés choisissent de vivre dans ces quartiers, non-centraux ou ces quartiers légèrement périphériques, tu vois qu’il y a plus d’immigrés. Evidemment que là il y a le marché aussi, qui a eu une […] longue histoire ce marché de la via Bologna

(Enzo, CGIL, 21/04/2023).

Enfin, l’immeuble de 10 étages se démarque fortement dans le quartier ; il est plus moderne que les autres et le logo du syndicat accentue la visibilité des services.

Figure 3. Un bâtiment imposant et très visible dans le quartier pour les services du syndicat

Crédits. Solene Le Bihan (juin 2023)

Le déménagement des services de la CGIL, signe du déclin du rôle central de la place de la gare dans les circulations migrantes ?

Lors de la mise en vente de l’immeuble en 2015, des articles sont publiés dans la presse locale et nationale :

La Cgil décampe. La chambre du travail parmi les plus anciennes d’Italie disparaît. En tant que lieu, pas en tant qu’activité de la ville, ni en tant qu’engagement, certes. Mais c’est, symboliquement, et une fois de plus : l’abandon.

(La Repubblica, 2015)

La décision de vendre, comme le rappelle le syndicat, n’entérine pas des projets spéculatifs, mais est uniquement dictée par la nécessité d’équilibrer un budget qui est dans le rouge depuis un certain temps. En effet, le grand bâtiment de Via Torino – qui compte environ 200 employés – entraîne des coûts de fonctionnement de plus d’un million d’euros.

(Fanpage.it, 2015).

Les bureaux déménagent effectivement 3 ans plus tard, en 2018. Dans la zone de la gare, demeurent les bureaux du travail agricole et agroalimentaire et ceux du « travail domestique, commerce et tourisme ». La chambre syndicale de Naples avec le bureau immigration de Naples se trouve rue Toledo, au niveau de la place Carità.

Figure 4. La dispersion des services de la CGIL à Naples

La nouvelle situation du bureau a impacté la fréquentation du bureau immigration du syndicat :

S : je me demandais si le déménagement du bureau de la rue Torino a la rue Toledo a… a eu un impact […] sur ton travail

E : assez parce qu’ici il y a des gens qui viennent mais là c’était, là c’était vraiment où ils sont.

(Entretien avec Enzo, CGIL, avril 2023)

Le déménagement des services immigration de la via Torino à la piazza Carità produit ainsi une distance entre le syndicat et le public avec lequel il avait construit son influence à l’échelle locale et nationale depuis une trentaine d’années. Cet événement s’inscrit dans une tendanceplus longue de mutations des relations entre les syndicats et les travailleur·euses étrangères. D’un côté, les migrations internationales en Italie ont connu de profondes mutations depuis 10 ans entre crise humanitaire dans la Méditerranée, tournant sécuritaire des politiques européennes et augmentation des mort-es aux frontières. De l’autre, les syndicats italiens ont perdu l’influence politique et la capacité de mobilisation qui était la leur dans les années 80-90.

L’abandon de l’immeuble transforme le quartier de la gare, et remet en cause les fonctions traditionnelles de ce dernier comme lieu central dans les migrations internationales en Campanie. Dans différents articles de presse de 2015 et 2018, on lit que le nouveau propriétaire de l’immeuble de 10 étages projette d’y développer un hôtel. Le bâtiment, plus de 4 ans après la mise en vente et le déménagement, est encore vide à l’heure où je prends les photos (en juin 2023). En parallèle du départ des bureaux immigration de la CGIL de la zone de Garibaldi, des entrepreneurs (italiens comme d’origine étrangère) ouvrent des agences privées d’assistance légale et fiscale destinées aux personnes migrantes, autour des différents marchés et à proximité des institutions de référence pour les personnes étrangères. Ces nouvelles boutiques peuvent sembler des changements ponctuels mais participent en réalité des recompositions socio-spatiales de l’espace urbain napolitain.

Bibliographie

  • Colucci, Michele (2018) Storia dell’immigrazione straniera in Italia: Dal 1945 ai nostri giorni, Roma, Italie, Carocci editore, 243 p.
  • Rinaldini, Matteo et Marino, Stefania (2015) Il rapporto tra sindacati e immigrati in Italia in una prospettiva di lungo periodo, La Rivista delle Politiche Sociali, 2 (3), p. 87‑11
  • Schmoll, Camille (2004) Une place marchande cosmopolite : dynamiques migratoires et circulations commerciales à Naples, These de doctorat. Paris 10.
  • Organizzazione Internazionale per le Migrazioni et Prefettura di Napoli (2019) Rapporto sui cittadini residenti nella IV municipalità del Comune di Napoli, Rome, Italie. [en ligne] URL : https://publications.iom.int/books/rapporto-sui-cittadini-stranieri-residenti-nella-iv-municipalita-del-comune-di-napoli
  • Clochard, Olivier, Dahdah, Assaf et Mary, Kevin (2023) Éditorial : Mieux rendre compte des figures des intermédiaires, Revue européenne des migrations internationales, Université de Poitiers, 39 (4), p. 7‑13.

Revue de presse

AUTEURS

DATE

Juin 2024

CATÉGORIE

Naples

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