De Naples au Nigeria, un quartier-pivot dans la circulation de produits de la maroquinerie

A Naples, la vente et l’achat de produits de maroquinerie et de chaussures destinés à une clientèle africaine n’est pas une nouveauté : dès les années 1980, en effet, de nombreux commerçants s’approvisionnaient dans la région, des marchés de San Pietro et de Poggioreale aux grandes centrales de vente en gros (MIS, CIS), adossées aux districts industriels de la région. Ces acheteurs africains provenaient de Côte d’Ivoire, du Bénin, du Cameroun, du Nigéria, du Togo, de nombreux autres pays d’Afrique, d’Europe (Belgique, France, Grande-Bretagne) et même des États-Unis, et faisaient circuler les produits napolitains grâce à un réseau bien installé d’intermédiaires italiens et africains œuvrant sur la place marchande du quartier de la gare (Amato 2000 ; Schmoll 2004).

Mais, depuis une vingtaine d’année, la géographie des lieux d’achat à Naples s’est reconfigurée et des commerçants italiens se sont installés à proximité de la gare centrale de Naples, permettant ainsi aux clients africains de passage dans la ville d’accéder directement aux marchandises. Les ensembles vendus dans leurs boutiques sont des chaussures de marque italienne aux couleurs vives, le plus souvent proposées avec un sac assorti (voir photos 2, 3, 4 et 5).

intérieur du magasin, photo 2
intérieur du magasin, photo 4
intérieur des magasins de chaussures quartier Garibaldi
intérieur des magasins de chaussures du quartier de Garibaldi

Toutes les boutiques sont configurées de la même façon : les produits d’abord en façade, le dépôt en arrière-boutique et à l’étage, un entrepôt (voir schéma). Des pèses-valises trônent dans chaque boutique pour faciliter le calibrage des expéditions. En faisant le tour des boutiques et en échangeant avec leurs gérants, il apparaît clairement qu’il existe des spécialités propres à chaque type d’acheteur, et surtout d’acheteuse puisqu’une grande partie des marchandises vendues est destinée aux femmes : « Si les Nigérianes aiment tout ce qui brille, les Camerounaises et les Ivoiriennes font dans le plus discret », nous dit ainsi l’un de ces gérants.

Schéma d'un intérieur type des magasins de chaussures du quartier de la gare, schéma de Zoé Derré

Un autre gérant nous assure que « ce commerce a revitalisé un quartier dans lequel il n’y avait plus rien, ni boutiques, ni ateliers ». Il est vrai que les commerces des rues Giuseppe Ricciardi, Filippo Agresti et Giuseppe Pica n’avaient plus le vent en poupe depuis bien longtemps : les articles d’artisanat qu’ils proposaient à une clientèle locale – petits cadeaux de mariage, cadres en bois, tableaux représentant des scènes religieuses ou bucoliques – étaient devenus, pour ainsi dire, démodés…Les commerces du quartier périclitaient et ce n’est qu’à la faveur de ces nouveaux commerçants, experts en cuir et chaussures, que les boutiques du quartier ont pu rouvrir leurs portes, à partir du tout début des années 2000 (voir carte).

commerce de chaussures dans le quartier de la gare schéma de Zoé Derré

Ces nouveaux commerçants connaissaient bien le métier : napolitains, ils avaient tous déjà un pied dans la chaussure. Certains possédaient un stand au marché de Poggioreale, où ils avaient appris à traiter avec une clientèle africaine, d’autres géraient une usine de chaussures dans le district de Grumo Nevano-Aversa. Encore aujourd’hui, toutes les chaussures vendues dans ces magasins sont produites dans la région, à Afragola, Aversa ou encore Frattamaggiore. La flexibilité des vendeurs – ici on ne peut pas se permettre de faire uniquement du gros – est le secret de leur réussite : 20 boîtes de chaussures par ci, 40 kilos de sacs par là.

Si certains acheteurs africains ont établi des relations privilégiées avec ces vendeurs, d’autres s’appuient sur des drivers, intermédiaires en charge d’accompagner les acheteurs dans les magasins et de les guider dans leurs choix.

Les clients se font expédier les marchandises par les drivers, à partir de l’une des nombreuses agences d’expédition portuaire ou aérienne. D’autres clients, un peu moins chargés ou un peu plus pressés, emporteront leurs achats par avion.

Drivers et agences d’expédition participent d’une infrastructure plus large, mise à disposition des clientèles, dans le quartier de la gare de Naples : cantines populaires proposant des mets africains – dont, aux dires des commerçants, le restaurant préféré du joueur nigérian de l’équipe de Naples, Victor Osimhen – ; hôtels spécialisés dans l’accueils de ces clients aux exigences spécifiques et situés non loin de là, de l’autre côté de la place Garibaldi.

Nous croisons un couple vivant en région parisienne et qui détient une boutique exclusivement réservée à une clientèle originaire de la République démocratique du Congo. Ils se rendent à Naples environ tous les deux mois, pour faire le plein de chaussures et de sacs assortis, ainsi que de costumes pour hommes (voir photo 6).

Ils achètent également en Espagne, pour les chaussures de femmes, ou encore à Milan pour la Afro fashion week. Ils aiment beaucoup l’ambiance napolitaine : « il faut juste faire attention à ne pas sortir la nuit à Piazza Garibaldi, c’est malfamé, mais ils sont vraiment gentils ces Napolitains : ils ont mis nos drapeaux dans leurs boutiques ». Il est vrai que les boutiques du quartier sont aménagées spécialement afin d’attirer cette clientèle particulière : drapeaux de tous les pays africains, cartes postales, ou même photographies des pays visités par les gérants, qui ont parfois pu rendre visite à certains clients privilégiés, sont accrochés aux murs et parfois aux façades. Ces formes de cosmopolitisme ‘par le bas’, signe d’une mondialisation ‘discrète’ (Pliez, Choplin) sont largement connues de la littérature.

Depuis quelques années, la situation commerciale se détériore dans ce micro-district de la chaussure : il est devenu de plus en plus difficile et cher pour certaines clientèles de se déplacer, car les difficultés d’accès au visa et l’inflation ont limité leurs mobilités. De plus en plus de drivers travaillent ainsi à distance (photo 1, au fond de la boutique, un driver en action avec son téléphone) : armés de leurs téléphones portables, ils parcourent les boutiques et les clientes passent leur commande via whatsapp. Le Covid a accéléré cette tendance au déclin du district de la chaussure tandis que la concurrence, toujours plus forte, exercée par d’autres places marchandes, comme Istanbul ou certaines villes chinoises, rend la poursuite de ce commerce difficilement soutenable. Mais les commerçants refusent de trop se plaindre, les clients les plus fidèles continuent à leur rendre visite, même si depuis 2015 aucune nouvelle boutique n’a ouvert dans le quartier.

Bibliographie

  • Amato F. (2000), “La circolarità commerciale degli immigrati nel napoletano”, Afriche e Orienti, vol. 3/4, pp. 53-57, ISSN: 1592-6753.
  • Choplin A. et Pliez O. (2015), « The inconspicuous spaces of globalization », Journal of Urban Research (12),  http://articulo.revues. org/2905
  • Schmoll C. (2004), Une place marchande cosmopolite. Thèse de doctorat, Université Paris Nanterre
  • Tarrius A. (2002), La mondialisation par le bas : les nouveaux nomades de l’économie souterraine, Paris, Balland, 168 p.

AUTEURS

DATE

Mars 2023

CATÉGORIE

Naples

CITER LA NOTICE

Copy to Clipboard

PARTAGER CETTE NOTICE