Sfax est depuis les années 1990 la destination d’un important « tourisme médical » qui suscite de profondes recompositions des espaces de la ville (Rouland, Jarraya et Fleuret, 2016; Maurette et Ben Fguira, 2022). Le phénomène ne concerne pas des touristes occidentaux – absents dans la ville (voir le billet Mirage d’une mise en tourisme) – mais des classes moyennes des Suds, en très grande majorité des Libyens qui circulent en famille à travers la frontière, et viennent principalement de la région de Tripoli, située à 5h de voiture. Principalement intéressés par des soins de qualité et plus accessibles en prix et disponibilité qu’en Libye, les patients libyens accompagnent le développement d’une économie centrée sur les mobilités médicales. Durant une semaine du mois de mai 2023, nous avons mené une enquête de terrain sur les lieux, les pratiques et les acteurs de ces mobilités thérapeutiques transnationales à Sfax. Phénomène typique de la « mondialisation discrète » (Choplin et Pliez, 2018), le système a longtemps reposé sur des pratiques informelles peu visibles dans l’espace, mais depuis la guerre civile libyenne, il tend à se formaliser et se professionnaliser, et structure de véritables districts sanitaires dans la ville, que ce soit dans le centre ou la périphérie.

La concentration la plus importante et la plus ancienne de médecins et de services médicaux à Sfax se trouve dans le quartier central, directionnel et d’affaires Sfax El Jadida (« la nouvelle sfax ») planifié par l’Etat dans les années 1990 sur d’anciens cimetières, zones d’activités industrielles et de petites manufacture, jouxtant la Medina au nord-ouest. C’est aujourd’hui l’une des trois polarités du centre-ville avec la Médina et la ville européenne, auxquelles il s’oppose nettement par son architecture verticalisée. Sur un plan en damier de larges avenues, les immeubles de 8 à 10 étages mêlent bureaux et logements, dans une architecture moderne standardisée de verre-béton et une ornementation contemporaine inspirée des pays du Golfe. C’est l’un des quartiers les plus chers de la ville, et aussi le plus animé, les principaux sièges d’entreprise et d’administrations publiques ayant progressivement quitté la ville européenne – très en déclin – pour s’installer à Sfax el Jadida au cours des années 2000 (à l’image de la banque centrale et du siège du gouvernorat). Les médecins et les services de santé ont suivi ce mouvement, attirés dans le quartier par la présence des deux CHU (Hédi Chaker et Habib Bourguiba) et de la faculté de médecine (avenue Majida Boulila), les médecins du public pouvant ainsi facilement gagner leur cabinet libéral dans la même journée1. Le périmètre du quartier contient également l’emplacement de la première clinique de fonds privés tunisiens, la clinique Taoufik construite dans les années 1980.

A Sfax el Jadida, on observe en effet une concentration exceptionnelle de cabinets de médecine libérale, de laboratoires d’analyse, de centres d’imagerie médicale et de pharmacies, regroupés dans quelques rues adjacentes dans un rayon de moins de 200m, formant un quadrilatère restreint entre l’avenue de Carthage, l’avenue Majida Boulila, la rue Sidi Lakhmi et l’avenue des martyrs. Ce Central Health District a émergé spontanément. Les immeubles n’y ont pas été planifiés pour accueillir des centres médicaux ou des laboratoires, ces derniers investissent spontanément et progressivement les immeubles de bureau et d’habitation, à l’image des deux grands immeubles qui se font face à l’entrée de l’avenue de Carthage : le Ribat El Medina et le Ibn Zohr.

Immeuble “Ribat el Medina” sur l’avenue de Carthage : un “centre médical de fait”
Figure 1a. L'Immeuble “Ribat el Medina” sur l’avenue de Carthage : un “centre médical de fait ”

Crédits. Thomas Pfirsch (mai 2023)

Immeuble “Ribat el Medina” sur l’avenue de Carthage : un “centre médical de fait”
Figure 1b. L'entrée de l'immeuble “Ribat el Medina” parsemé d'enseignes médicales

Crédits. Thomas Pfirsch (mai 2023)

S’y mêlent cabinets de médecins spécialistes (dentistes, psychiatres, gynécologues, chirurgiens, neurochirurgiens, chirurgiens esthétiques, ergothérapeutes, orthoptiste…) mais aussi des cabinets de radiologie et d’imagerie médicale, ainsi que des laboratoires d’analyse médicale, au milieu des logements de particuliers et d’autres bureaux et activités commerciales.

Ces « centres médicaux de fait » sont repérables dans les paysages grâce aux nombreuses plaques de médecins à l’entrée de chaque immeuble, pouvant en arborer jusqu’à une trentaine, et avec des inscriptions à la fois en arabe et en français, la formation en France des médecins tunisiens étant un des caractères importants de la réputation du lieu. En général chaque immeuble comporte une double entrée (bloc A / bloc B) avec chacun son espace d’affichage de plaques.

Entrée blocs A et B d’un immeuble de l’avenue de Carthage, Sfax El Jadida
Figure 2a. Entrée d’un immeuble de l’avenue de Carthage : bloc A (Sfax El Jadida)

Crédits. Thomas Pfirsch (mai 2023)

Entrée blocs A et B d’un immeuble de l’avenue de Carthage, Sfax El Jadida
Figure 2b. Entrée d’un immeuble de l’avenue de Carthage : bloc B (Sfax El Jadida)

Crédits. Thomas Pfirsch (mai 2023)

L’ordre des médecins a en effet imposé la règle selon laquelle deux médecins de la même spécialité ne pouvaient pas se localiser dans le même bloc, sauf à recevoir l’autorisation formelle du praticien déjà installé. Les immeubles mêlent cabinets médicaux et logements, si bien qu’on y entre facilement, sans filtrage à l’entrée et avec un accueil professionnalisé ciblé selon l’apparence des personnes se présentant.

l'organisation spatiale d'un immeuble médicalisé : immeuble : Ibn Nozor (gauche) et Ribat El Medina (droite)
Figure 3a. L'organisation du rez-de chaussée d'un immeuble médicalisé : l'mmeuble Ibn Nozor

Réalisation : Viola Denizon et Théo Maurette

spatiale d'un immeuble médicalisé : immeuble : Ibn Nozor (gauche) et Ribat El Medina (droite)
Figure 3b. L'organisation du rez-de-chaussée d'un immeuble médicalisé : l'immeuble Ribat El Medina

Réalisation : Viola Denizon et Théo Maurette

La présence médicale se matérialise aussi par les nombreuses enseignes parfois lumineuses sur les façades d’immeuble, aux étages, annonçant les entrées des cabinets d’imagerie médicale et des laboratoires d’analyse, et qui jalonnent tout le quartier. Le soin et les traitements sont fortement publicisés dans l’espace et participent de la production d’une ambiance visuelle et une atmosphère de rue résolument tournée vers ces activités.

Une autre marque du tourisme médical dans le quartier est la forte présence des Libyens, très visibles dans les espaces publics. Ces derniers sont facilement reconnaissables par leurs voitures, très nombreuses dans les rues du quartier, et identifiables à leur plaque (chiffres noirs sur fond blanc, l’inverse des plaques tunisiennes), à leurs marques (berlines allemandes ou asiatiques : mercedes, hyundai, toyota), et à leur état beaucoup plus neuf et clinquant que les voitures tunisiennes (voir billet Voitures outils (im)mobiles ?). Les parkings du quartier comprennent souvent une part importante de voitures libyennes. L’essentiel de ces mobilités thérapeutiques libyennes ont effet lieu en voiture, du fait de la proximité de la frontière et de l’absence de liaisons ferrées². Les voitures libyennes servent aussi de lieu de vie durant la journée. Les Libyens viennent principalement se faire soigner en famille, en groupe de 3 à 6 personnes, et pendant les soins, les proches des patients les attendent dans les voitures ou visitent les activités alentours (du fait aussi de la rareté des lieux d’attente dans les espaces publics du quartier ou dans les centre médicaux spontanés). Aux voitures particulières s’ajoutent les ambulances libyennes, omniprésentes dans le quartier et aussi normées dans leur publicisation. Des accords de laisser-passer permettent en effet aux ambulances libyennes de traverser la frontière et de venir déposer leurs patients directement en Tunisie.

Une ambulance Libyenne stationnée dans le quartier Sfax el Jadida
Figure 4. Une ambulance Libyenne stationnée dans le quartier Sfax el Jadida

Crédits : Thomas Pfirsch (mai 2023)

A Sfax, les libyens sont rapidement identifiés par les tunisiens sur la base de clichés portant sur leurs habitudes vestimentaire, leurs postures corporelles et leur manière d’occuper l’espace public. Arabophones, leur accent et leur vocabulaire trahissent aussi leur origine. Avec ces collègues, nous menons plusieurs entretiens avec des Libyens rencontrés dans les rues d’El Jadida, et venus se faire soigner à Sfax. Un homme d’une cinquantaine d’années nous raconte qu’il est venu à Sfax avec son frère et son fils, attiré par la bonne réputation de médecins tunisiens, et en utilisant les contacts de ses connaissances en Libye, qui sont déjà venus à Sfax. Il n’a pas eu recours en amont à des intermédiaires tunisiens, mais a utilisé des chaînes migratoires libyennes pour planifier son voyage, trouver les médecins et le logement, et des groupes facebook. Auparavant très informelles, ces mobilités thérapeutiques commencent en effet à se structurer en filières, à se formaliser et à se professionnaliser. L’usage du téléphone et des réseaux sociaux sont centraux dans ce processus de formalisation.

Cette formalisation est bien visible dans les paysages urbains, avec le développement de toute une infrastructure d’accueil pour les patients libyens et leurs familles dans le quartier. Ainsi, alors qu’il y a encore 3 ans, l’essentiel du change de devise se faisait de manière informelle, plusieurs bureaux de change sont apparus à El Jadida. Les parkings se sont également développés, situés à ciel ouvert et regroupant quelques dizaines d’emplacement, ils sont en général privés et jouent un rôle important dans l’économie du quartier. Les hôtels sont relativement peu nombreux, mais – fait nouveau- des agences immobilières spécialisées dans la clientèle étrangère (essentiellement libyenne) ont éclos ces dernières années à El Jadida. Annoncées par des enseignes et des publicités sur les façades extérieures des immeubles, elles n’ont pas véritablement pignon sur rue, mais se situent dans les cours intérieures, dans des petites “cabanes” bricolées sous les escaliers extérieurs, et qui ne font pas plus de 5 ou 6 m2, abritant une seule personne employée, un bureau et un lit.

2 agences de location situées sous un escalier, au centre d’un ilôt, quartier Sfax el Jadida
Figure 5. Agences de location immobilière situées dans une cour d'immeuble (Sfax el Jadida)

Crédits : Thomas Pfirsch (mai 2023)

C’est que les réservations se font directement depuis la Libye via un numéro de téléphone, un QR code ou une page facebook, et les cabanes-boutiques ne servent qu’au retrait des clés, fonctionnant comme des guichets d’entrée dans les appartements situés dans les étages supérieurs des immeubles et disponibles 24h sur 24. Nous discutons avec une gérante d’agence, l’une des premières du quartier fondée il y a 13 ans. La totalité de sa clientèle est étrangère, essentiellement libyenne, et dans une moindre mesure algérienne. Elle loue uniquement des appartements situés dans l’immeuble au-dessus de son agence, pour des courtes durées de moins d’un mois, et avec une tarification à la nuitée. Les pics de fréquentation ont lieu durant les vacances scolaires. Elle ne loue qu’à des familles, et non à des hommes seuls, ces derniers ayant mauvaise réputation du fait de l’importance du tourisme festif et sexuel des Libyens à Sfax, autre mobilité transnationale dans la ville, à laquelle est systématiquement opposée la mobilité “désirable” des patients en famille.

Cette professionnalisation de l’accueil des Libyens est une nouveauté à Sfax, où les mobilités thérapeutiques ont longtemps reposé sur le système informel des “samsaras”. Au début des années 2000, les samsaras –  ou “entremetteurs” – informels, souvent issus des quartiers populaires, attendaient les Libyens au pied des immeubles le long de l’avenue de Carthage, afin de les orienter vers des médecins ou des logements, contre paiement d’une commission. Cette intermédiation informelle pouvait aussi être assurée par les gardiens d’immeubles ou de parkings, qui accueillent les patients libyens qui, dans ces années, arrivaient dans la ville sans la connaître et sans avoir bien préparé leur voyage en amont. Ce système informel est aussi illégal, du fait des plaintes de collectifs de médecins accusant cette pratique de fausser le marché, mais il est largement toléré par les autorités publiques, qui voient là le moyen de fournir un débouché professionnel aux classes populaires et de distribuer un peu la rente du tourisme médical. Comme nous avons pu l’observer, le système des samsaras perdure à Sfax El Jadida (voir billet Un hall d’immeuble médicalisé à Sfax), mais il semble se limiter aux Libyens n’ayant pas pu mobiliser de chaînes migratoires, et s’intègre dans un accompagnement plus global des patients tout au long de leur séjour à Sfax, incluant une assistance quotidienne autours des provisions, du déplacement et des loisirs.

La formalisation et la professionnalisation de Sfax el Jadida en Central Health District reste cependant limitée. Car les activités informelles perdurent largement dans le quartier, mais aussi parce que les contraintes inhérentes aux quartiers centraux (forte densité, congestion automobile, faible disponibilité du foncier, fragmentation de la propriété) y empêchent les projets d’envergure et ralentissent le développement des activités de santé. Par ailleurs le quartier observe un contraste fort entre la qualité des prestations médicales qui y sont recherchées et l’espace au sein duquel cette économie prend place : de nombreux immeubles sont en mauvais état voire presque abandonnés, l’espace public est de qualité et d’accessibilité très irrégulières, et il règne une ambiance particulière de délaissement de nombreux espaces.  On observe aujourd’hui un mouvement de glissement des services de santé en périphérie, vers les banlieues chics de Sfax, le long des grandes artères qui partent de Sfax el Jadida vers le Nord Ouest de la ville (route de Gremda, route Lafrane) et vers le Nord (route de Tunis). Ce sont ces périphéries qui constituent la nouvelle frontière du tourisme médical à Sfax, car peuvent s’y développer de grands projets d’infrastructures de santé, portés par une promotion immobilière spécialisée, aux profonds effets urbains.

Bibliographie

  • Choplin Armelle et Pliez Olivier, 2018, La mondialisation des pauvres. Loin de Wall Street et de Davos, Paris, Seuil, Coll. La République des idées
  • Maurette Théo et Ben Fguira Sami , 2022, « Un tourisme médical ? Biopolitique et reconfigurations néolibérales du système de soins à Sfax (Tunisie)  », Via – Tourism Review, n.21 , 2022, mis en ligne le 22 août 2022, URL : http://journals.openedition.org/viatourism/8560
  • Rouland Betty, Jarraya Mounir, Fleuret Sébastien, 2016, “Du tourisme médical à la mise en place d’un espace de soins transnational. L’exemple des patients libyens à Sfax (Tunisie)”, Revue francophone sur la santé et les territoires, oct.2016, p. 1-21

AUTEURS

DATE

Novembre 2023

CATÉGORIE

Sfax

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