Le secteur de la fripe a pris place en Tunisie après la deuxième guerre mondiale. Les produits commercialisés (vêtements, chaussures…) sont importés principalement des pays européens et des Etats-Unis 1. La fripe est aujourd’hui l’une des activités commerciales florissantes de la Médina de Sfax en termes d’emploi et de fréquentation des client.e.s.  Elle affecte négativement le secteur du prêt-à-porter en ville, d’origine locale, mais aussi celui du cuir et des chaussures (voir « Entre tok-toks et conteneurs »), en déclin à cause de l’importation de chaussures de seconde main. Avec la crise économique accélérée après 2011 et l’évolution des représentations de la fripe, l’offre et la demande ont augmenté rapidement ce qui a entraîné la fermeture de plusieurs usines de textile et de chaussures à Sfax et au Sahel 2. La concurrence entre la fripe et l’artisanat de la chaussure n’a fait que s’exacerber : plus le secteur des vêtements et chaussures de fripe prospère, plus celui du prêt-à-porter et de la chaussure, issus de l’artisanat local, décline.

L’implantation des friperies à Sfax a connu une mutation en termes d’organisation spatiale, avec une diffusion de l’espace central vers la périphérie. Pendant les années 80 et 90, la friperie de Sfax 2000, un bâtiment de deux étages situé sur la grande place centrale de Beb Jebli – l’une des principales portes de la Médina –, représentait le seul espace dédié à la vente des vêtements et des chaussures de la fripe (Bennasr, 2003). Progressivement, cette activité s’est propagée vers Bab Kasbah, au sud de la Médina, sous forme d’étals “nasba” (vente ambulante) puis a investi certains locaux reconvertis en boutiques de friperie notamment à Sfax El Jadida qui est le nouveau centre directionnel situé au nord de la Médina comme extension du centre ville de Sfax ainsi que le long des radiales 3 menant vers la périphérie, à proximité des magasins de prêt-à-porter.

Dans notre investigation du terrain d’enquête, nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès de gérant.e.s de boutiques de friperie ainsi que des observations flottantes, parfois guidées, afin de comprendre le circuit de la vente des vêtements et chaussures de friperie à Sfax.

Crise du pouvoir d’achat et diffusion de la fripe à Sfax

Sur la placette de Bab Kasbah, on observe que les femmes représentent la majeure partie de la clientèle (fig 1). Accompagnées ou non de leurs enfants, ces femmes cherchent des produits à usage familial (vêtements et chaussures pour la famille, linge de maison…) et bon marché, du fait du pouvoir d’achat  de plus en plus limité dans les classes moyennes et modestes.

Figure 1. La clientèle de la fripe : les femmes majoritairement

Crédits : équipe Médina (mai 2023)

Dans les rues autour de Bab Kasbah, le mode de vente change : les vêtements de fripe sont commercialisés dans des magasins climatisés où une partie des articles est exposée sur des cintres pour différencier les qualités “crème” et “super” de la qualité moyenne présentée sur des étals à l’intérieur ou à l’extérieur du magasin (fig 2).

Figure 2. Les friperies à Bab Kasbah : entre étals et boutiques

Crédits : équipe Médina (mai 2023)

Un essor porté par des entreprises familiales

Mariem, une gérante de deux magasins de fripe juxtaposés à Bab Kasbah, un pour hommes et un autre pour femmes et enfants, n’est pas étrangère au domaine du textile et de la couture puisque, dès l’âge de 17 ans, elle a travaillé avec sa mère couturière dans l’atelier de la Rue de la Mecque – l’atelier a ensuite changé de rue mais toujours dans la Médina – et avec son mari Mehdi bien avant leur mariage :

Si une cliente vient à la fripe, je lui montre une robe, je lui donne mon avis selon mes idées, je l’aide, “ça ne va pas avec ton style, je te montre autre chose qui te va bien” ; j’ai un diplôme en stylisme modélisme

(Mariem, gérante de deux boutiques de fripe à la Médina, 31/05/2023).

Son expérience de presque quinze ans lui a permis de se lancer dans le domaine de la fripe après une pause de quatre ans (maternité et prise en charge de sa belle-mère). Elle est épaulée par son beau-frère, gérant de fripe, qui avait son propre atelier de confection et l’a encouragée à se lancer dans ce domaine en lui facilitant la connaissance de tout le processus notamment la fixation des prix des pièces et la gestion du stock :  laisser les belles pièces non vendues pour l’année prochaine et vendre les vêtements déjà présentés dans les étals aux nassbas. La fatigue de ce métier est liée au travail de tri des valises (les vêtements à jeter ne sont pas comptabilisés dans sa recette), au repassage des pièces et à l’installation sur les cintres. Cette reconversion la motive tandis que son mari Mehdi , à la tête d’un atelier de confection, critique l’accroissement du nombre des magasins de fripe de luxe à la Médina et le long des radiales menant vers la périphérie. Selon lui, l’importation du prêt-à-porter de Chine mais aussi la multiplication des magasins de fripe de qualité supérieure, sans patente, ont amplifié la crise du textile en Tunisie entraînant la fermeture des usines de confection à Sfax. Mehdi affirme que cette catégorie de produits de fripe a évolué dans le temps. Avant – il y a 20 ou 30 ans – la fripe était destinée aux vêtements ordinaires (des tenues d’intérieur, pas pour sortir) :

Quand j’étais enfant, le concept de la fripe consistait à acheter des vêtements pour bien s’habiller à la maison, c’était à 500 millimes et 1 DNT. […] Qu’est-ce que ça veut dire une fripe de luxe avec une qualité “super” et “crème” à 40 et 50 DNT ?

(Mehdi mari de Mariem, gérant d’un atelier de confection à la Médina, 31/05/2023).

Par ailleurs, il garde espoir dans la redynamisation du secteur textile puisqu’il affirme que la fripe va décliner dans les prochaines années en raison de nouveaux circuits Europe-Europe et Europe-Egypte. Cette collaboration familiale Mariem et son beau-frère (côté fripe) / sa mère et son mari Mehdi (côté confection) permet pourtant de diversifier et de garantir les revenus du ménage. Elle cache aussi une complémentarité au quotidien : Imen, belle-sœur de la soeur d’Mariem, travaille avec elle à la boutique de fripe ; et, comme la clientèle n’est pas très nombreuse, Mariem s’occupe aussi de la finition des vêtements artisanaux produits dans l’atelier de gros de son mari. Selon notre gérante, le déclin est visible pendant la période d’examens, le Baccalauréat, à la fin du mois car les gens sont sous pression à cause de la crise économique.

En contrepartie, “ le commerce se ravive quand les gens respirent un peu, ils font un tour et achètent : pendant l’Aïd, par exemple, les gens cherchent la marque et la qualité du tissu, ils le trouvent à la fripe

(Mariem, 31/05/2023).

Cette forme de complémentarité-concurrence est aussi visible dans la relation de Noura, gérante de fripe à Bab Kasbah, avec son beau-père et son mari. Le couple travaille dans la même boutique ; elle s’occupe des client.e.s alors que son mari est à la caisse. Le beau-père de Noura gère l’étal qui se trouve à deux pas sur la place (fig 3). Il fait venir les chaussures à partir d’un dépôt situé à proximité.

Figures 3 (a et b) : . Le voisinage entre la boutique de fripe de Noura et l'étal de son beau père
Crédits : équipe Médina, mai 2023

Les circuits de la fripe, locaux et nationaux

La dimension familiale révèle la domination masculine en amont du circuit de la fripe. Ce circuit commence par l’achat de la marchandise à des fournisseurs de Sfax et de Kairouan. La graduation des prix selon la qualité exposée s’explique en partie par la complexité du circuit de la fripe qui commence par la réception des conteneurs au port de Tunis (Grüneisl, 2020) et dont la marchandise est distribuée dans les grandes usines de Tunis, Meknessi, Kairouan pour arriver par la suite à Sfax (à Agareb et Sidi Salah) pour la désinfection, le repassage et le premier tri, depuis la “crème” jusqu’à la basse qualité. Mariem achète “des valises fermées de vêtements” qu’elle n’ouvre pas ; elle se contente juste de payer :

Une valise crème de pulls ou de pantalons peut aller jusqu’à 1500 à 2000 DNT ”.

Cela dépend aussi du pouvoir d’achat de ses client.e.s, qui est en baisse depuis la révolution.

La plupart du temps je prends la qualité ‘super’, parfois je décore la boutique avec des articles “crème”, car les vêtements du “ super” peuvent être exposés sur des cintres, même en totalité, mais ce n’est pas du tout abordable

(Mariem, 31/05/2023).

Le prix de la qualité ‘super’ diminue au fur et à mesure de la progression des ventes puis, une fois sur les étals, le prix baisse, “au moins je récupère mon capital” dit Mariem. Les vêtements qui ont été exposés pendant toute la saison d’hiver à qualité moyenne se transforment en marchandise pour les vendeurs ambulants – les nassabas – qui viennent les récupérer tous les dimanches pour les vendre à 1 DNT la pièce, près de l’hôpital dans des charrettes à bras et vers les souks de l’arrière-pays tel que “Souk Libya” sur la route de Gabès. Pour le circuit des chaussures, le beau-père de Noura indique que la marchandise arrive à Sfax 2000, puis vers le dépôt de la médina et enfin vers les étals, qui attirent les classes moyennes et populaires.

il y a les deux types de commerce de fripe, en gros et en détail, mon beau-père travaille sur les deux volets, il vend des produits en gros ”des sacs fermés” dans un dépôt et des produits au détail, dans la boutique”

(Noura, 31/05/2023)

L’informalité, moteur de la diffusion de la fripe à Sfax

Avec la détérioration du pouvoir d’achat de la population, la fripe devient un projet rentable et sûr qui attire les gens désirant investir et comptent sur la corruption de certains employés qui laissent passer tout type de marchandises  :

Quand on entre dans ce domaine, on paye un peu l’état El Hakem et on vole un peu (“on connaît le policier, le douanier”) pour faire entrer de la marchandise via le circuit informel

qui explique les grandes quantités de produits importés par “les barons de la fripe” (Sandoval-Hernandez et al., 2019 ) qui émergent sur les  marchés et qui envahissent aussi les quartiers résidentiels. Sans penser à la provenance de la marchandise (circuit légal ou informel), les client.e.s font le tri des chaussures sur les étals bien que les produits en cuir et les chaussures soient interdits dans la commercialisation des fripes, selon l’article 13 du code des douanes. Le texte de loi indique en effet que “L’exploitant doit obligatoirement réexporter les chaussures, les couvre-chefs, les espadrilles, les jouets et les sacs à main usagés importés accidentellement dans les balles de friperie” (source : http://www.registre.finances.gov.tn/detail.php?code=56). L’informalité ne se limite pas à la vente d’articles interdits par la loi, mais concerne l’activité elle-même. Selon Wajdi (voir Entre tok-toks et entrepreneurs), “il n’y a pas de patente délivrée à une boutique vendant des vêtements de seconde main ; cette activité ne figure pas dans les registres d’activités inscrites dans les recettes des finances. Les propriétaires de ces boutiques disposent souvent d’une patente de vente de prêt-à-porter au détail ». (article 56 de la loi 89-114).

Une autre forme d’irrégularité renvoie aux lieux de commercialisation des produits comme la vente sur des placettes à ciel ouvert, transportés par les tok-tok au sein de la Médina (voir Entre tok-toks et entrepreneurs). Or, nos observations de terrain révèlent que les fripes envahissent les ruelles, les trottoirs et les places (fig 4).

En conclusion, le secteur de la friperie connaît une prospérité croissante à Sfax en termes de produits commercialisés et de locaux aménagés pour attirer une clientèle des classes aisées et moyennes. Cependant, le déclin de la friperie de luxe devient de plus en plus visible à travers la fermeture de certaines boutiques en raison de la cherté des produits achetés aux fournisseurs de friperie et de la crise économique qui affecte de plus en plus les catégories sociales modestes.

Figures 4 (a et b) : L'implantation des étals sur les ruelles de Bab Kasbah
Crédits : équipe Médina (mai 2023)

Bibliographie

  • Bennasr A., « Un nouveau centre pour Sfax : Sfax el jadida » Revue Tunisienne de Géographie, 2003, 35, pp 37-62
  • Sandoval-Hernandez E., Rosenfeld M., Péraldi M., (éd.) La fripe au Nord et au Sud. Production globale, commerce transfrontalier et marchés informels des vêtements usagés, 2019, Paris, Éditions Pétra, 276 p.
  • Grüneisl K., « Une économie qui fait la ville : la fripe à Tunis », IRMC, Carnet hypothèses Publié 29/06/2020
  • Grüneisl K., “Second-hand shoe circulations in Tunis”, Articulo – Journal of Urban Research [Online], 21 | 2020

Sitographie :

AUTEURS

DATE

Novembre 2023

CATÉGORIE

Sfax

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