A Sfax, la chaussure est autant le symbole d’un savoir-faire qui distingue la ville et fait sa fierté à l’échelle nationale qu’une énigme pour le chercheur-promeneur. C’est à la fois la mise en lumière du talent local par le Guinness book avec la plus grande paire de chaussures du monde et l’ombre dans laquelle travaillent les artisans pour la plupart installés dans l’espace de la médina.

Si les nombreux souks où s’échangent les marchandises sont localisés au centre de la vieille ville, les activités de production sont reléguées dans les zones périphériques, une hiérarchie des espaces qui reflète la hiérarchie entre les activités productives d’une part et les activités marchandes d’autre part, même si certains artisans associent la fabrication à la vente à proximité de l’atelier. Situé dans la partie nord-est de la médina, dans un quartier peu fréquenté car considéré comme mal famé par les Sfaxiens, le micro-district de la chaussure fonctionne comme une organisation socio-économique originale, faite d’informalité, de solidarité et de coopération ; il a ainsi largement contribué à la prospérité économique de Sfax, grâce à la multitude d’artisans exerçant dans la médina – encore souvent appelés « cordonniers » – qui en font une ville-atelier (Ferguène 2001).

Lors de notre enquête du 30 mai au 2 juin 2023, les différentes phases d’observation et les entretiens effectués auprès d’artisans, commerçants-artisans, d’un représentant du secteur et d’un chauffeur de tok-tok, ont contribué à éclairer certains aspect des tensions entre circulations à de multiples échelles et enracinement choisi de cette activité dans la médina, malgré la crise actuelle.

Une activité « à bout de souffle » ?

La situation de monopole que détenait la ville à l’échelle nationale s’est toutefois effondrée depuis deux décennies, avec une accélération depuis dix ans, et va de pair avec une crise plus générale du secteur en Tunisie.

Sfax c’était le monopole de la chaussure. Autrefois, il n’y avait pas Tazarka, Nabeul, Ben Arous et Charguia…C’est Sfax qui était le grand monopole à travers les artisans qui exerçaient dans la médina …c’était une ruche d’abeilles gigantesque…Le savoir-faire de l’artisanat a été transmis d’une génération à une autre, de père en fils …après ont émergé les centres de formation…Progressivement, la médina ne pouvait plus accueillir un tel nombre d’artisans; il fallait déménager vers les zones industrielles comme Oued Châabouni, La Poudrière 1 et 2, Route Mahdia

(Wadji Dhouib, vice-président de la Chambre nationale des fabricants de chaussures 30/06/2023).

Le recul important de l’activité est dû à la conjonction de plusieurs facteurs : la forte concurrence des produits importés, de la Chine notamment depuis son adhésion à l’OMC, mais aussi celle des articles de la fripe, un leitmotiv dans le discours des artisans rencontrés. Selon les interviewés, l’activité qui donnait du travail à des milliers de personnes est asphyxiée et risque de disparaître à cause de la concurrence des articles de fripe qui accapare une grande partie du commerce des chaussures dans la ville (voirDes usines à la “nasba”: les circuits de la fripe à Sfax), mais aussi de l’offre issue de la contrebande qui transite officiellement depuis la Chine vers l’Algérie ou la Libye mais dont une partie croissante est écoulée sur le marché parallèle en Tunisie. Aussi les fabricants sfaxiens interrogés se plaignent-ils unanimement de cette concurrence déloyale entre les chaussures made in Tunisia, taxées, et les articles de fripe ou de contrebande « exonérés » de toute fiscalité : taxes inégalement appliquées, règles sur les quotas d’importation et les articles en cuir de seconde main non respectées (article 13 du code des douanes). Les marchés libyens et algériens qui étaient il n’y a pas si longtemps un débouché important pour les producteurs sfaxiens se sont tournés vers les fournisseurs chinois ou turcs comme en témoigne Mohamed Houidi :

Lorsque je suis rentré de Libye fin 1989, où j’ai travaillé deux ans dans une usine, outre la vente sur le marché local, je fabriquais des chaussures qui étaient exportées vers la Libye ; parfois je les emmenais moi-même, parfois les Libyens venaient les récupérer. Plus tard, j’ai travaillé avec l’Algérie (80% de ma production); les Algériens venaient acheter mes produits qui étaient ensuite distribués dans les pays limitrophes d’Afrique subsaharienne. Maintenant la commercialisation est limitée au marché tunisien.

(Mohamed Houidi, artisan dans la Médina, 30/05/2023).

Le déclin a touché l’ensemble des producteurs et, parmi eux, les artisans dont la grande majorité est implantée dans la médina. Au début des années 2000, il y avait 983 ateliers de chaussures employant 6 000 ouvriers et artisans et fournissant la moitié de la production régionale et un quart de la production du pays (Bennasr, 2005). Il n’en reste plus que 400 à 500 en 2018 selon les sources les plus récentes (Guizani, 2018), soit une diminution de moitié avec pour corollaire une baisse importante du nombre d’emplois.

figure 1 Un atelier à la Rue dar Essebai crédits Sami Ben Fguira, Sahar Chamtouri, Emna Frikha, Pascale Froment, Sabeh Heni
Figure 1. Un atelier à la Rue dar Essebai

Crédits. équipe Médina (mai 2023)

Cette crise se traduit également sur le plan social : après une phase de mobilité ascendante – d’ « embourgeoisement » – des artisans, dont les revenus ont augmenté dans les années 1970-1980 et ont permis à certains de se déplacer et de s’agrandir à l’extérieur de la médina, en particulier dans la zone industrielle de la Poudrière, nombre d’entre eux se retrouvent aujourd’hui déclassés sur l’échelle sociale. Les réponses des artisans à cette crise sont diversifiées mais reposent souvent sur la combinaison de plusieurs activités.

Mohamed Maatar a dû trouver un emploi dans le même secteur dans une usine de claquettes et de sabots orthopédiques sur la route de Saltnia km 4, à proximité de son domicile.

Je galère financièrement pour avoir des revenus réguliers, surtout que j’ai une famille (3 enfants). Je voudrais continuer mon activité et créer une usine mais je n’ai pas de capital. Mon frère travaille à l’atelier de la médina. Moi j’y vais les samedis après-midi, le dimanche et pendant le mois de ramadan, le soir pour travailler. Je suis attaché à mon métier et je ne veux pas quitter mon atelier

Mohamed Maatar, artisan, 01/06/2023

Les bénéfices tirés de l’activité familiale dans la médina ne garantissaient plus des revenus suffisants pour faire vivre sa famille ; Mohamed a ainsi aménagé son emploi du temps hebdomadaire pour contribuer à une production certes modeste mais qu’il ne veut pas abandonner. La dimension familiale et sociale de l’activité, et donc sa continuité, demeurent un enjeu important pour beaucoup de ces artisans qui ont appris très jeunes – et « à la dure » – le métier de cordonnier auprès d’un membre de la famille, souvent un père, un oncle ou un maître.

Bien que moins visible dans les ateliers mais aussi dans le discours des artisans hommes, le rôle des femmes n’est pas pour autant négligeable ; nombreuses sont celles qui participaient comme ouvrières à la chaîne de fabrication, souvent à domicile, dans la médina ou dans les communes de l’arrière-pays, ce qui leur assurait un salaire hebdomadaire avant la crise du secteur. Force est de constater que les femmes sont en revanche peu présentes à la tête des unités de fabrication. Samyha, a pourtant décidé, malgré la crise sévère, de créer sa propre entreprise il y a quelques mois après avoir travaillé longtemps chez un fabricant. Dans son atelier où l’on ne croise que des femmes, elle évoque le partage genré des tâches et le caractère exceptionnel de la spécialité d’une autre femme de la médina : elle est “fondeur” (montage de la chaussure), une tâche traditionnellement réservée aux hommes en raison de la force nécessaire pour appliquer la “tige” (ou empeigne) sur la forme, les femmes étant plutôt employées pour la couture ou la finition et rémunérées à la pièce comme la plupart des autres tâches.

Circulations

La grande particularité de cette activité vient de sa dynamique de développement industriel à petite échelle, fondée sur la transformation progressive de l’artisanat traditionnel.

L’exiguïté de l’espace – des ateliers et des ruelles – entraîne de très fortes contraintes en termes de mobilités, celles des personnes et celles des produits. La taille très réduite des locaux – quelques mètres carrés – (fig.1) a en effet contribué à une désintégration du processus de travail en divers lieux : les moyens de transport doivent donc être finement adaptés à une intense circulation (fig. 4). Les chaussures sont confectionnées dans les petits ateliers de la médina à partir de l’assemblage des différentes pièces venant d’autres zones. En ce sens, l’industrie de la chaussure sfaxienne est marquée par une forte interdépendance entre la zone industrielle de la Poudrière et la Médina. Les semelles venant des usines de la Poudrière ou des conteneurs débarqués dans la zone portuaire sont transportées par les tricycles ou tok-tok jusqu’aux ateliers ou aux dépôts (fig. 2).

Les conteneurs apportent deux choses : une partie des matières premières et les fripes.

(S.,artisan chaussure, 31/05/2023)

figure 2. Un tricycle, ou “tok-tok”, chargé de semelles dans le quartier des cordonniers (Sfax, Tunisie). Crédits Sami Ben Fguira, Sahar Chamtouri, Emna Frikha, Pascale Froment, Sabeh Heni
Figure 2. Un tricycle, ou “tok-tok”, chargé de semelles dans le quartier des cordonniers

Crédits. équipe Médina (mai 2023)

En aval de la fabrication, l’étroitesse des rues ne facilite pas non plus la circulation des articles finis vers les lieux de vente. La plupart des artisans ont une clientèle essentiellement locale et régionale. Certains associent production et vente dans la médina ; Ayman a hérité de l’activité familiale fractionnée entre un atelier de fabrication à Nahj el Bey, dans le quartier des cordonniers, un dépôt et deux boutiques à Bab Diwan (fig.3) :

A Sfax, on n’a pas de touristes, on travaille à 99% pour les Tunisiens, en majorité des femmes ; il y a aussi les Tunisiens qui vivent à l’étranger et viennent acheter des claquettes.

(Ayman, commerçant-artisan, 30/05/2023)

En revanche, depuis la création récente de sa petite entreprise, Samyha vend aussi bien à des commerçants du quartier tout proche de Bab Bahr que vers d’autres gouvernorats et a développé la vente en ligne.

Figure 3. La boutique d’Ayman à Bab Diwan

Crédits. équipe Médina (mai 2023)

Les boîtes de chaussures rejoignent les boutiques de la médina (fig 4) par mode pédestre ou en tricycle vers d’autres quartiers plus éloignés. Si la charrette à bras n’a pas complètement disparu, son rôle a beaucoup diminué depuis une dizaine d’années : la baisse des contrôles après la Révolution de 2011, mais aussi l’encouragement à l’emploi pour les jeunes a stimulé l’activité des tricycles.

 En 2010, il y avait 4 tricycles, maintenant il y en a 42, et leur prix est passé de 2500 à 9800 DNT. […] Le tricycle c’est plus facile parce que la médina est mal aménagée. Les artisans préfèrent utiliser le tricycle que la charrette pour transporter de grandes quantités. […] Je travaille principalement à la médina mais je fais aussi des courses en dehors. Je travaille surtout avec les artisans de la chaussure, pour le transport des semelles, des rouleaux ; je rapporte les matériaux de la Poudrière aux artisans de la médina et je distribue les chaussures aux boutiques spécifiques. Quelquefois je transporte aussi des vêtements pour les boutiques de la médina, les magasins d’électroménager, ou des gens qui habitent la médina et veulent déménager.

(Khaled, 01/06/2023)

Circulations dans la médina liées à l’artisanat de la chaussure (mai-juin 2023)
Figure 4. Circulations dans la médina liées à l’artisanat de la chaussure (mai-juin 2023)

Crédits. équipe Médina (mai 2023)

Outre le va-et-vient des marchandises, la fabrication des chaussures occasionne de nombreuses mobilités de personnes, patrons, ouvrièr.e.s, qui se déplacent le matin et le soir vers le quartier Est de la médina souvent en “taxi à la place”. La dissociation entre espace de vie et espace de travail est l’une des caractéristiques de la médina de Sfax : la fonction résidentielle s’est considérablement amenuisée passant de 6700 hb en 1984 à environ 2800 hb aujourd’hui (source : Association Sauvegarde de la Médina et Commune de Sfax) au profit d’une soukalisation de l’espace. Aucune des personnes rencontrées ne vit dans la médina.

C’est ainsi la mise en tension entre d’une part l’ancrage des unités artisanales de chaussures dans l’espace de la vieille ville et d’autre part ses connexions-circulations multiples et pluri-dimensionnelles avec l’extérieur, plus ou moins lointain – depuis les quartiers limitrophes jusqu’à la Chine – qui est au cœur des mutations rapides de cette activité semi-artisanale mais aussi du devenir de la médina elle-même (voir le billet Mirage d’une mise en tourisme?).

Bibliographie

  • Bennasr A., 2005, « L’industrie endogène à Sfax. CVRH. Des curés aux entrepreneurs », La vendée au XXème siècle, Centre Vendéen de recherches historiques, p.583-598
  • Denieuil, P-N., 1992, Les entrepreneurs du développement : L’ethno-industrialisation en Tunisie : la dynamique de Sfax, 1992
  • Ferguene A., 2001, « Savoir-faire artisanaux et dynamismes locaux dans les vieilles villes du Maghreb : l’exemple de la médina de Sfax », Insaniyat / إنسانيات, 13 | 2001, 105-122.
  • Froment P. 2022, « Pratiques habitantes, lieux de production et (il‑)légitimités spatiales dans le centre historique de Naples », Bulletin de correspondance hellénique moderne et contemporain, 7 | -1, 67-90.
  • Guizani M., 2020, “Les activités économiques et l’organisation de l’espace dans Médinas tunisiennes : Tunis, Kairouan, Sousse et Sfax », Thèse de doctorat, Université de Tunis, Géographie
  • Rapport Regarder Sfax, 2013, Atelier de Coopération Internationale, Master II Urbanisme Habitat et Coopération Internationale, sous la direction de A. Bennasr, E. Matteudi, J-M. Roux, Institut d’Urbanisme de Grenoble – Département de Géographie de l’Université de Sfax

AUTEURS

DATE

Novembre 2023

CATÉGORIE

Sfax

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