Devanture de la gare ferroviaire de Sfax
Figure 1. Devanture de la gare ferroviaire de Sfax

Crédits. Rafik Arfaoui (mai 2023)

La gare, point d’entrée et de sortie vers la ville, lieu de passage et de sociabilité, est également un lieu de « collision » entre des populations occupant des places (économiques, sociales et politiques) inégales (Del Biaggio, 2016). À Sfax, la gare ferroviaire n’échappe pas à cette représentation. Traversée par diverses frontières physiques (par la filtration, le contrôle, le rejet…) et symboliques (entre locaux et étrangers, entre nationalités, par des rapports genrés…), la gare se constitue en espace d’attente, d’incertitude mais aussi d’accueil temporaire et conditionnel. Dans quelle mesure la gare, ses espaces publics et ses lieux plus intimes, permettent-ils aux personnes migrantes de vivre la ville, de l’habiter et de la traverser ?

Les observations et entretiens que nous avons menés pendant un atelier de terrain d’une semaine en juin 2023, dans le cadre du programme Vilmouv, permettent d’inscrire l’espace de la gare dans le contexte migratoire de la ville de Sfax.  Ils permettent plus largement  d’étudier les  représentations et interactions locales entre migrant.es subsaharien.nes, Tunisien.nes de passage et Sfaxien.nes.

Raconter la gare de Sfax, du lieu à ses habitants

Entre-deux urbains, la gare ferroviaire de Sfax fait l’interface entre le centre-ville “européen” et le port maritime et industriel. Peu animée, sa grande place arborée, son hall spacieux dédié à l’attente et au guichet, et son café local incarnent la vie à la sfaxienne, où espace public et privé s’entremêlent. Tandis que le café s’étend sur la place par l’installation spontanée de tables et de chaises, il est le seul espace animé, rythmant les journées des passant.es comme des résident.es, au petit déjeuner, à la lecture du journal, à la pause sandwich, à la diffusion des matchs de football sur les écrans télévisés. Il se constitue également comme un espace privé, ponctué d’habitudes et de pauses, ouvert sur l’extérieur en tant que commerce mais aussi replié sur lui-même et séparé du hall de gare. La place, elle, semble plus déserte, investie ponctuellement, selon les passages des trains. Le hall de gare est aussi peu fréquenté, si ce n’est pour s’asseoir dans l’attente du prochain train. Au moment de nos observations, un seul guichet est ouvert et reçoit peu de visites.. Dans ce panorama de la gare de Sfax, par qui est-elle occupée et quelle place est laissée aux personnes en situation de migration ?

L'arrivée du train en gare
Figure 2. L'arrivée du train en gare

Crédits. Mariette Pfister (mai 2023)

Vue sur la rue depuis la terrasse du café
Figure 4. Vue sur la rue depuis la terrasse du café

Crédits. Léa Réville (mai 2023)

La place de la gare et son café
Figure 3. La place de la gare et son café

Crédits. Rafik Arfaoui (mai 2023)

Vue sur la place depuis le parvis de la gare Léa Reville
Figure 5. Vue sur la place depuis le parvis de la gare

Crédits. Léa Réville (mai 2023)

Un Habiter inégal au café de la gare, ou comment prendre place

Prendre place dans l’espace public relève d’un arrangement spatial et social complexe (Lussaut, 2009). Au sein du café, le rapport à l’espace semble différencié entre les personnes migrantes d’origine subsaharienne, concentrées uniquement à l’intérieur du café autour de la table haute, tournée face au mur équipé de prises électriques, et les personnes a priori familières du lieu dont l’emplacement est plus aléatoire, à l’intérieur comme sur la terrasse.

croquis Gare de Sfax par Zoé Derré
Carte 1. La gare de Sfax, un espace de ségrégation spatiale ?

Crédits. Zoé Derré (2023)

Loin de toute explication d’ordre national, ethno-racial voire culturaliste, notre observation ayant été de très courte durée, ces placements dans le café s’expliquent principalement par les diverses temporalités qui sont vécues par chaque acteur dans et autour de la gare. Les personnes en situation de migration rencontrées à l’intérieur du café sont toutes en transit vers une autre ville tunisienne. La table haute leur permet de recharger leur téléphone avant le départ, de passer un appel, d’échanger des messages. Les personnes a priori tunisiennes fréquentent le café comme un lieu habituel de rencontre, pour marquer une pause ou regarder un match. L’habiter oscille ici entre le temporaire imposé par la mobilité et l’ancrage résultant d’une forme de sédentarité.

Le café et ses aménagements intérieurs
Figure 6. Le café et ses aménagements intérieurs

Crédits. Rafik Arfaoui (mai 2023)

La terrasse du café, Léa Réville
Figure 7. La terrasse du café

Crédits. Léa Réville (mai 2023)

Ouvert à la fois sur la ville et sur le hall de la gare, le café fonctionne comme un sas. Espace public d’accès privé, au sens où il est marchandisé, géré par une société privée, tout le monde ne peut prendre place au café de la gare. Le gestionnaire du café a déclaré préférer demander aux personnes a priori migrantes d’origine subsaharienne, venues en groupe, de boire leur café hors les murs, tandis qu’elles sont acceptées seules. Installé seul sur la table haute, buvant son café et rechargeant son téléphone, un homme de 28 ans attend le train pour Tunis, une nouvelle destination dans l’absence de perspectives d’emploi à Sfax. Originaire du Mali, il a décidé de partir, d’abord dans des pays d’Afrique de l’Ouest, avant de réorienter son projet migratoire vers l’Europe, via la Tunisie. “Ici, je peux prendre tranquillement mon café sur la table, sans que je sois dérangé”, explique t-il. En dépit du sentiment d’insécurité qu’il vit 1 , il témoigne ainsi d’une forme d’acceptabilité sociale et de la possibilité de prendre place, individuellement, dans l’espace public. Cette forme d’autorisation conditionnelle vise à invisibiliser la présence migratoire d’origine subsaharienne dans la ville.

Le hall de gare comme frontière : “le destin nous bloque à Sfax”

De la même manière qu’au café, le hall de gare est un sas de passage où il n’est pas aisé de “prendre place”. Les aménagements meublés du hall permettent seulement d’organiser la file d’attente pour acheter ses billets au guichet, de s’asseoir sur les bancs en bois dans l’attente d’un train, et d’organiser le passage vers les quais (avec des barrières et une porte fermée à clé). Les murs du hall de gare sont très peu couverts d’affichages, mis à part les signaux d’indication et d’interdiction de fumer et les horaires des trains indiqués sur un écran et en version papier. Le seul décor est une grande fresque murale située en hauteur, à l’arrière des bancs.

Le hall de gare, ses bancs et sa fresque
Figure 8. Le hall de gare, ses bancs et sa fresque

Crédits: Rafik Arfaoui (mai 2023)

Les affichages du hall de gare Léa Réville
Figure 9. Les affichages du hall de gare

Crédits. Léa Réville (mai 2023)

Dans ce grand espace peu occupé, l’attente est aussi synonyme de passages, plus ou moins limités. Tandis que l’entrée du café se fait discrète, sans enseigne visible à l’intérieur de la gare, l’entrée vers les quais est contrôlée et filtrée par des agents de la SNCFT. Quant à la ville, elle est beaucoup plus visible et semble accessible à travers les grandes baies vitrées. Ces différences d’accès et la réglementation de l’espace marquent des frontières physiques et locales : il n’est pas question de s’attarder dans la gare, de l’investir, de l’habiter. Les bancs semblent occupés partiellement par des personnes a priori tunisiennes, et non fréquentés par les personnes migrantes. Lors du départ d’un train et de l’ouverture des portes, synonyme d’un groupement au niveau des barrières, nous croisons quatre Soudanais avec lesquels nous avions échangé sur la place : “finalement, on va essayer d’aller à Tunis”, nous confie l’un d’eux. Ici, le hall de gare incarne ce passage furtif, incertain, la tentative et l’envie de circuler. Le hall est un espace carrefour où la seule perspective est une mobilité, vers d’autres destinations en Tunisie ; vers le café ; ou vers la ville de Sfax.

Les horaires et les stations de train desservies
Figure 10. Les horaires et les stations de train desservies

Crédits. Rafik Arfaoui (mai 2023)

Néanmoins, pour des personnes en situation de migration, l’expérience du hall de gare comme espace d’attente contrôlé, peut aussi se penser comme une couche d’incertitude supplémentaire, au regard de leur vécu des frontières. “Le destin nous bloque à Sfax”, affirme un homme ivoirien avec lequel nous avons échangé sur le parvis. Étant à Sfax depuis un an et deux mois, et n’ayant pas suffisamment d’argent pour partir, il est à la gare ce jour seulement pour accueillir deux amis guinéens. Le hall de gare est pour lui un lieu d’arrivée, mais il ne l’envisage pas comme lieu de départ. Depuis la gare, la ville de Sfax semble être la seule option de sortie. Espace d’entre-deux, de possibilité, de mobilité mais aussi de frontière, ce hall nous apparaît comme le symbole même de Sfax en tant que ville transit, en tension avec sa définition institutionnelle de ville accueillante, ainsi qu’en contradiction avec les autres espaces de la gare.

Le parvis de la gare : prendre place, circuler, transiter

Finalement reléguées à l’extérieur de la gare et du café, les personnes en situation de migration investissent davantage la place devant la gare, espace public ni commercial, ni privé et moins contrôlé. Des groupes de trois à quatre personnes se sont installés sur des petits murets à l’ombre des arbres, à quelques mètres de l’entrée du hall et de la terrasse du café, tandis que les personnes a priori tunisiennes se situent davantage sur la terrasse de ce dernier.

Vue panoramique de la place de la gare Léa Réville
Figure 11. Vue panoramique de la place de la gare

Crédits. Léa Réville (mai 2023)

Dans ce cadre, un groupe de quatre Soudanais attend le train à l’ombre, face à l’entrée de la gare. Dans le même temps que leurs cartes de demandeurs d’asile qu’ils ont reçu il y a peu en Tunisie conditionnent leur mobilité, le transit de longue durée fait partie intégrante de leurs parcours : après avoir passé plusieurs mois au Tchad, puis en Libye, à Tunis et à Sfax, ils espèrent être réinstallés en Europe par l’UNHCR ² dans deux à trois ans”. Leur mobilité est aussi portée par des récits et des espaces imaginés : ils nous racontent les pays qu’ils veulent visiter et où ils veulent vivre, nous posent des questions sur nos pays d’origine et nous invitent au Soudan. Ainsi, l’attente des personnes migrantes semble être ici un temps productif (Lanne, 2018) loin d’être seulement un temps paralysé (Crapanzano, 1985).

Plus loin, deux hommes guinéens – arrivés le jour même depuis l’Algérie, et accueillis par leur ami ivoirien – sont assis sur un autre muret. Non détenteurs d’une carte de demandeur d’asile ni d’un titre de séjour, ils n’attendent pas le train et sont tournés vers la ville. Fuyant les refoulements policiers en Algérie, ils sont ici à Sfax pour trouver un travail, économiser puis traverser la Méditerranée. Pour eux, le choix est limité, conditionné à de plus longues temporalités, et à la stabilité de leur situation économique. La ville représente, pour le moment, la seule perspective de mobilité, tandis que le parvis de la gare est une place publique ordinaire qui permet de se reposer.

Selon ces différentes trajectoires, cet espace n’échappe donc pas aux frontières symboliques, statutaires, raciales, ou encore de genre qui caractérisent la gare, fréquentée majoritairement par des personnes masculines et divisée selon les perspectives, les statuts, les nationalités.

Pourtant, malgré les mobilités en sens contraires et ces ruptures, la place de la gare est aussi un espace habité, où l’attente à l’ombre est avant tout synonyme de pause dans un quotidien incertain. Elle est aussi un temps social, pour demander une adresse, emprunter un téléphone ou un briquet. Ou encore un temps de cordialité, comme pour cette personne a priori subsaharienne aidant une personne a priori tunisienne, âgée et non voyante, à s’installer sur la terrasse du café. Finalement, le parvis de la gare permet aux personnes migrantes comme aux autres de prendre place en partie, seul ou en groupe, de (re)prendre son souffle, d’observer les arrivées et les départs mais aussi de contourner les regards.

Le parvis de la gare, première vue Mariette Pfister
Figure 12. Le parvis de la gare, première vue

Crédits: Mariette Pfister (mai 2023)

Le parvis de la gare, deuxième vue Léa Réville
Figure 13. Le parvis de la gare, deuxième vue

Crédits. Léa Réville (mai 2023)

La gare de Sfax apparaît ainsi comme un espace et un temps de contradictions, traversé, investi, ou encore évité, où la place des personnes en situation de migration est l’objet d’une négociation constante. Elle est à l’image du contexte migratoire dans la ville de Sfax, où accueil, rejet, transit et intégration s’entremêlent, et définissent l’occupation de l’espace par les migrant.es comme toujours temporaire.

Bibliographie

  • Cassarini C. (2022), « Dynamiques socio-politiques et territorialités de l’immigration ivoirienne en Tunisie », L’Année du Maghreb, http://journals.openedition.org/anneemaghreb/10925.
  • Cassarini C. (2022), L’immigration ivoirienne en Tunisie : une géographie politique du contrôle social en mobilité, Thèse de doctorat. Université Aix-Marseille. Sous la direction de Hubert Mazurek. https://www.theses.fr/2022AIXM0382
  • Crapanzano V. (1985), Waiting: the whites of South Africa, New York, Random House, 358 p.
  • Del Biaggio C. (2016), « Touristes et migrants : collision en gare de Côme », Visionscarto, https://visionscarto.net/touristes-et-migrants-collision-a-come
  • Lanne J.-B. (2018), Des vies en veille : géographies abandonnées des acteurs quotidiens de la sécurité à Nairobi, Thèse de doctorat, Université Bordeaux Montaigne, France, 555 p.
  • Lussault M. (2009), De la lutte des classes à la lutte des places, Paris, Grasset, 224 p.
  • Pfister A. M.: Civil society and immigration in Tunisia (titre provisoire). Thèse de doctorat. Sorbonne Nouvelle Paris 3. Sous la direction de Laure Delcour, Daniel Mouchard. https://www.theses.fr/s361595
  • Promotion UCI, 2020, “La place de la gare et du chemin de fer dans la ville de Sfax”, Rapport, Programme Coopérer : Grenoble – Sfax, Ateliers d’urbanisme, entre formation et recherche, https://grenoblesfax.hypotheses.org/404

AUTEURS

DATE

Novembre 2023

CATÉGORIE

Sfax

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