Ce billet est une réflexion sur la crise des déchets à Sfax. A travers le cas du mouvement d’activisme #Manich_Msab1, ce billet vise à comprendre en quoi la gestion actuelle des déchets et ses principaux flux de circulation génèrent et/ou renforcent des inégalités environnementales -souvent corrélées à des inégalités sociales-.L’analyse de cette crise se fonde sur des entretiens effectués avec différents acteurs civils et institutionnels de la ville en juin 2023 au cours d’un atelier de terrain pluridisciplinaire d’une semaine dans le cadre du programme VILMOUV. Ce travail a été complété par des visites de terrain dans l’ancienne décharge du port de Sfax ainsi que dans la ville d’Agareb. De nombreuses études ont montré que les déchets sont généralement transférés de populations « productrices » vers  des populations « réceptrices » vivant en général dans des territoires marginaux. En fait, l’absence d’un traitement efficace des déchets signifie que l’approche la plus simple consiste à transférer ce risque vers des zones moins privilégiées –et ce transfert semble être moins coûteux pour l’Etat (Durand, 2012 ; Cirelli et Florin, 2015).

Figure 1. « #Agareb_n’est_pas_une_décharge » ; « La justice environnementale est un droit pas une faveur » (banderoles dans le centre ville d’Agareb)

Crédits : Maha Bouhlel, 18-02-2022

La Justice environnementale était l’une des principales exigences de la campagne Manich_Msab (Figure 1). Ses militants considéraient que pendant très longtemps, la Ville d’Agareb avait supporté seule le fardeau environnemental des déchets de tout le gouvernorat de Sfax, accumulés et enfouis dans la décharge d’El-Gonna qui est la deuxième plus grande décharge de Tunisie après celle de Borj-Chakir à Tunis. Pendant des décennies, la population des zones adjacentes d’El-Gonna a en effet subi les répercussions environnementales, sanitaires, économiques et sociales de la décharge. Il semblait juste aux militants que ce fardeau soit transféré à d’autres régions.

Nous sommes des victimes des supercheries de l’Etat… L’Etat considère qu’il y a des citoyens de première classe (les citadins) et des citoyens de deuxième classe (les ruraux)… tous les projets qui ont des répercutions environnementales négatives  se trouvent dans les zones rurales en considérant que c’est loin des habitants… comme si les ruraux n’étaient pas des citoyens

(Activiste fondateur de Manish_Msab et député de parlement actuel, juin 2023).

Le 26 Septembre 2021, le mouvement Manish_Msab a annoncé la fermeture définitive de la décharge en profitant de sa fermeture temporaire par l’Agence Nationale de le Gestion des Déchets (ANGED) et de la déclaration de directeur régional de l’ANGED qui a justifié la décision par la saturation de la décharge. La fermeture de la décharge d’El-Gonna sous la pression civile a ainsi transféré la crise des déchets dans la ville de Sfax. Depuis fin septembre 2021, Sfax connaît en effet une succession de crises des déchets, marquées par l’amoncellement des déchets dans les rues (Figure 2). Bien que la ville ait connu d’autres crises depuis la révolution de 2011 (en 2014 et en 2020), la crise actuelle est incontestablement la plus durable et la plus violente. La décharge d’El-Gonna desservait en effet toutes les communes du gouvernorat de Sfax, notamment les communes du Grand Sfax, connu pour sa très forte pression urbaine (Bouhlel et Furniss, 2023).

Figure 2. Amoncellement de déchets dans le centre-ville de Sfax (juin 2022)

Crédits : Maha Bouhlel, 13-06-2022

Toutefois, pour comprendre la crise actuelle dans la ville de Sfax, il est nécessaire de remonter aux années 1990, lorsque la gestion des déchets est devenue un axe stratégique de la politique nationale tunisienne. Depuis, une série de règlements ont été mis e place, et de nombreuses lois, décrets, arrêtés, relatifs à une meilleure gestion des déchets ont été promulgués. Institutionnellement, bien que le service de gestion des déchets soit très local, la responsabilité des communes se limite en réalité à la collecte des déchets et à leur acheminement vers les centres de transfert pour tri et traitement. La planification de la localisation des centres de tri et des décharges relève quant à elle de l’Etat central. Les communes fonctionnent en effet sous contrôle des autorités centrales. Le service des déchets est fortement encadré par l’Etat à travers l’ANGED qui a pour mission la planification et la mise en place des stratégies nationales de la gestion des déchets. De plus, certaines compétences locales appartiennent à l’ANGED, qui se charge notamment de l’acheminement des déchets des centres de transfert vers les décharges contrôlées pour enfouissement technique2, à travers des concessions données à des sociétés privées (Notamment ECOTI et SEGOR). Dix décharges ont ainsi été établies en Tunisie en 2008.

A cette époque, les sites d’enfouissement techniques étaient la tendance dans le domaine de la gestion des déchets sur le plan international « 

(Responsable de l’ANGED)

 » La technique d’enfouissement était fortement appuyée par l’Union Européenne … pour son propre intérêt… c’est clair après le scandale des déchets italiens »

(Activiste fondateur de Manish_Msab)

Aujourd’hui, l’Etat continue à exploiter ces décharges, qui sont devenues des sources de nuisances majeures pour la population avoisinante. Initialement prévue pour 5 ans, la durée de vie de ces décharges est en fait bien supérieure, et peut atteindre 10, 15 voire 20 ans selon les responsables.

C’est dans ce contexte qu’en 2018 sont apparues les contestations autour de la décharge d’El-Gonna, avec la campagne d’activisme environnemental « Manish_Msab » (Je ne suis pas une décharge). Ce mouvement a en fait pris naissance dans un contexte de redéploiement national du cycle des déchets sous le contrôle de l’Etat, et fondé sur le transfert des déchets dans des zones marginales définies « d’en haut » par le gouvernement. Il peut se lire comme une protestation des populations locales contre le système de transfert des déchets imposé par l’Etat.

“ L’amoncellement des déchets et les décharges sauvages sont des problèmes essentiellement urbains… les déchets n’ont jamais posés problème dans les espaces ruraux… 70% des déchets sont des déchets organiques réutilisés généralement pour nourrir les animaux ou bien pour faire du compostage… Cependant, lorsque l’Etat s’est imposé à travers l’ANGED , le citoyen s’est retiré « 

(Activiste fondateur de Manish_Msab et député au parlement actuel)

La campagne Manish_Msab a adopté plusieurs formes de mobilisations (Sit-in, manifestations, route coupée, flash-mob…), tout en utilisant un discours qui présente les déchets comme un risque sanitaire. Cela a permis de mobiliser l’opinion publique que ce soit à travers les réseaux sociaux ou à travers les médias (Bouhlel, 2023a)

Toutes les solutions proposées par les autorités pour débloquer la situation à Sfax ont été refusées dans un contexte de forte diffusion des réflexes « Nimby »3 au sein de la population locale. Le #Manish_Msab a été repris par les habitants de toutes les zones de la ville identifiées pour accueillir une décharge provisoire ou même une unité de valorisation des déchets. La population locale refusait immédiatement et sans discussion les déchets des autres quartiers. Comme dans beaucoup d’autres zones en Tunisie, les habitants d’Agareb ont pensé qu’ils ne devaient pas accepter les déchets de Sfax.

La réouverture de l’ancienne décharge du port de Sfax était la seule issue possible pour se débarrasser des tas de déchets amoncelés partout dans la ville. Initialement prévue pour durer un mois, cette réouverture provisoire s’est prolongée pendant un an. Seul un énorme incendie dont on a pu suivre les traces a mis fin à cette ré-exploitation de la décharge, déjà saturée depuis très longtemps, et formant un plateau de déchets de plusieurs mètres de hauteur (Figure 3)

Figure 3. L'ancienne décharge du port de Sfax

Crédits : Maha Bouhlel, 03-06-2023

Les entretiens avec les différents acteurs ont montré que les discours autour de la crise sont complètement noyés dans des considérations politiques. Dans un climat de récrimination mutuelle entre les acteurs, on n’arrive même pas à discuter des aspects techniques, de comment on pourra protéger la population. Les habitants refusent d’emblée d’accueillir les déchets des autres et le pouvoir considère que toute forme de critique est de la subversion politique. Manish_Msab est déjà considéré comme un slogan subversif qui a mis en échec toutes les solutions proposées par les autorités publiques.

Le blocage de la situation et la crise persistante a poussé le pouvoir central à recourir à l’approche participative à travers la mise ne place d’un comité consultatif4 pour assurer le suivi de la crise des déchets à Sfax, incluant plusieurs acteurs (autorités, élus, activistes, juristes, experts, chercheurs…). Les objectifs du comité étaient la création d’une agence régionale des services de l’environnement, l’identification des sites, l’ouverture aux investisseurs privés en tout ce qui concerne le recyclage des déchets. Cependant, le contexte de crise dans lequel le comité a été créé et qui exigeait une action d’urgence, a rendu sa tâche très difficile. Pression temporelle : il était impossible d’atteindre les objectifs fixés en trois mois. Pression politique : le pouvoir central, cherchait à tout prix une sortie de la crise. Pression civile : d’importantes contestations populaires … De plus, les objectifs envisagés avaient besoin d’un nouveau cadre juridique, long et complexe à mettre en place.  De même la volonté du comité d’aller vers une gestion libre et décentralisée des déchets s’est heurtée à des autorités locales en manque de moyens financiers et de compétences pour pouvoir gérer seules un service comme celui des déchets. Le transfert de compétences du central vers le local prendra du temps et de ce fait, les nouvelles mesures proposées par le comité semblent inappropriées comme solution à court terme (Bouhlel, 2023b[2])

“ Nous tournons dans un cercle vicieux…on n’arrive jamais à débloquer la situation sans le soutien du pouvoir central qui doit assurer l’exécution des décisions et faire face aux refus sociaux des sites … on besoin de mesures exceptionnelles dans une situation exceptionnelle « 

(Membre du comité de suivi de la crise des déchets à Sfax)

En conclusion, on peut retenir deux types de facteurs majeurs de la crise des déchets à Sfax. Ces derniers sont à la fois techniques, à travers le choix d’un système de transfert vers les zones marginales plutôt que d’investir davantage dans le retraitement des déchets, et politiques à travers le fait que ce transfert est centralisé par l’Etat et imposé aux populations locales ce qui suscite des contestations. De ce fait, il semble nécessaire d’adopter une nouvelle approche pour gérer les déchets fondée principalement sur le tri à la source et la valorisation. De même, il faut adopter une politique plus décentralisée de la gestion des déchets fondée sur le  partage équitable de la charge environnementale des déchets entre tous les citoyens. Toutefois, il faut noter que pour sortir de la logique d’urgence la ville doit rapidement bénéficier d’un alternative technique aux décharges sauvages et à l’enfouissement sans traitements des déchets

Bibliographie

  • Bouhlel M, 2023, “The political tenor of the garbage crisis: a comparative study between Tunisia and Lebanon”, Political issues, n°73. https://doi.org/10.58298/732023396
  • Bouhlel M, 2023, A participatory approach to addressing waste crisis in Sfax, ARI. https://www.arab-reform.net/publication/tunisia-a-participatory-approach-to-addressing-waste-crisis-in-sfax/
  • Bouhlel M, et Furniss J, 2023, “Le président “propre”: Métaphores politiques de déchets et de propreté », Confluences Méditerranée, 2023/2 (n°125), pp 169-182
  • Cirelli C. et Florin B., 2015, “Introduction: Vivre des déchets”, dans Ibid. (dir), Sociétés urbaines et déchets: éclairages internationaux. Tours,  Presses universitaires François-Rabelais
  • Durand M., 2012, “Mesurer les inégalités environnementales et écologiques dans les villes en développement: déchets et eaux usées à Lima, Flux 2012/3-4 (n°89-90), pages 67 à 78

AUTEURS

DATE

Novembre 2023

CATÉGORIE

Sfax

CITER LA NOTICE

Copy to Clipboard

PARTAGER CETTE NOTICE