La zone industrielle de Oued el Maou, située au sud de la ville de Sfax, n’est certes pas une destination touristique. Elle constitue par contre un espace de stockage, de circulation et de travail qui est central pour l’économie locale des déchets. Située aux marges de la ville, Oued el Maou est loin d’être invisible : en parcourant la route vers Gabès, il est en effet impossible de ne pas remarquer une grande butte artificielle, visible à plusieurs kilomètres de distance, qui marque l’entrée dans la zone industrielle. Au-delà de sa taille imposante (60 mètres environ de hauteur), elle se démarque aussi par son odeur, qui imprègne tous les alentours, et est souvent ramenée par le vent jusqu’au centre-ville. Cette butte est un terril de phosphogypse, le détritus résultant du processus de transformation du phosphate, utilisé principalement pour produire des engrais chimiques destinés à l’export vers les marchés européens et asiatiques.

Le terril de phosphogypse, crédits di cecco
Figure 1. Le terril de phosphogypse

Crédits : S. Di Cecco, mai 2023

La Tunisie est un des plus importants exportateurs au monde de ce minerai, qui est extrait dans les régions méridionales du pays (comme à Gafsa), et ensuite transformé et transféré à l’étranger via les ports de Gabès et de Sfax. Si les engrais phosphatés, qui constituent aujourd’hui un élément fondamental de l’agro-industrie intensive, participent à la pollution des terres et des eaux européennes, la pollution liée au phosphate commence bien avant et structure toutes étapes de la filière. Ce n’est d’ailleurs pas seulement la circulation et le traitement du minerai qui provoque des dégâts sociaux et environnementaux, mais aussi son immobilisation, et notamment le stockage de ses déchets (Zairi et Rouis 1999). A Sfax par exemple, même si l’usine (appartenant à la société SIAPE) a été fermée en 2019, la dépollution n’a pas eu lieu : la montagne de phosphogypse demeure intacte et en plein air, contribuant aux maladies respiratoires des habitant.es des environs, sans parler des effets en termes d’appauvrissement des terres environnantes et des tonnes de matériaux qui ont été déversées à la mer durant ces décennies d’activité.

Le terril de phosphogypse, crédits di cecco
Figure 2. Site de stockage et de recyclage de la ferraille

Crédits : S. Di Cecco, mai 2023

En dépassant le terril de phosphogypse, on rentre véritablement à Oued el Maou. Nous empruntons une rue poussiéreuse qui longe le périmètre de l’usine de phosphate abandonnée. De l’autre côté de la route, des hangars sont installés un peu partout. Ce sont les lieux de travail de ferrailleurs-ses et recycleurs-ses, qui transportent ici des déchets ou des matériaux abandonnés afin de les stocker, les transformer et les revendre. Ce sont des activités de subsistance fondamentales pour des populations pauvres et précaires qui habitent aux marges de la ville, s’inscrivant dans les circuits pluriels qui structurent la filière des déchets à Sfax. Si ces circuits sont souvent complètement ou partiellement informels (c’est le cas du système de recyclage de la ferraille – voir Naimi 2023), dans la même zone industrielle on retrouve également des activités plus formelles, mais toujours liées à la circulation et à la transformation des déchets, telles que l’usine de recyclage du plastique que nous allons visiter : la « Société de Fabrication Plastiques et Métalliques » (SFPM).

L'entrée de l'usine de recyclage Mahdia soudeni
Figure 3 : L'entrée de l'usine de recyclage

Crédits : M. Soudeni, mai 2023

Le hangar de l'usine et la machine à broyer le plastique, Mahdia Soudeni 2023
Figure 4. Le hangar de l'usine et la machine à broyer le plastique

Crédits : M. Soudeni, mai 2023

A l’intérieur de la petite usine, la vue s’ouvre sur une cour entièrement remplie (d’une manière très chaotique, au moins au premier regard) d’écheveaux embrouillés de fil de plastique, de cartons empilés l’un sur l’autre, d’objets peu identifiables entassés un peu partout. quatre ouvrières, dont la cheffe d’équipe, et un ouvrier (le frère de la cheffe d’équipe) nous accueillent, sécateurs à la main. Elles interrompent leur travail pour nous serrer la main et nous montrer le deuxième secteur de l’usine : l’intérieur du hangar, lui aussi rempli de plastique dans des formes géométriques diverses et variées

Nous avons pu identifier un catalogue des objets plastiques et une classification des déchets à trier. On peut dire qu’il existe une multitude de types de plastique, qui prennent diverses formes :

Les types et les noms de plastiques Exemples d’objets à recycler
Thermoplastique Polyuréthane (TPU) Coques de protection pour téléphone portable
Polystyrène (PS) Pots de yaourt
Polypropylène (PP) Pièces et fils pour le secteur alimentaire
Polyéthylène (PE) Pâtes de câbles électriques
Polyvinyle Chloride (PVC) Brides de raccordement des tuyaux
Acrylonitrile butadiène styrène (ABS) Prises murales, pièces automobiles, chaises, tables

Les objets qu’elles travaillent sont pour la plupart des produits endommagés ou présentant des défauts pendant le processus de fabrication (du casier à la chaise, de la tête de balai à la boîte). Ces produits sont ramenés directement par les usines qui ensuite, une fois transformés en fragments et donc réutilisables pour un nouveau cycle de fabrication, les récupèrent. En particulier, le produit sortant de cette usine est considéré comme des produits semi-finis (broyés). Il est vendu en kilogrammes, en fonction du type de produit recyclé. Par exemple, le prix de vente pour le PP et le PS est entre 1,8 et 2 dinars par kilogramme, le PVC à 4 dinars par kilogramme et l’ABS à 3,5 dinars par kilogramme. La quantité totale recyclé par jour est estimée à 1 tonne.

Exemple d'un produit en plastiques à trier et à préparer pour le broyage
Figure 5: Exemple d'un produit en plastique à trier et à préparer pour le broyage

Crédits : M. Soudeni, mai 2023

Les ouvrières, qui continuent à travailler pendant que nous discutons avec elles, nous racontent qu’elles travaillent tous les jours de la semaine de 8 heures à 17 heures, pour un salaire de 12 dinars par jour (3,62 euros). Le hangar ne dispose pas de climatisation, ce qui peut rendre le travail particulièrement fatiguant pendant l’été. Et lorsque la machine est en fonction, un bruit très fort accompagne leurs activités, et la poussière envahit tout l’espace. Malgré le bas salaire et des conditions de travail difficiles, la cheffe d’équipe insiste sur le fait que ce travail présente des avantages, notamment celui de la flexibilité : le patron n’est presque jamais sur place, le collectif de travail a donc des marges de manœuvre concernant le rythme de l’activité. En plus, les ouvrières n’habitent pas loin de l’usine, ce qui leur permet de s’occuper de leurs enfants et de la maison, tout en gagnant un peu d’argent.

Le résultat final du processus de broyage
Figure 6. Le résultat final du processus de broyage

Crédits : M. Soudeni, mai 2023

L’équipe de travail dans l’usine de recyclage du plastique est composée presque entièrement de femmes qui ne sont pas originaires de Sfax et qui ont effectué une migration interne depuis les régions rurales de la Tunisie. D’autres recherches en cours confirment que cette configuration est loin d’être exceptionnelle. Elle est répandue dans d’autres segments du secteur du recyclage et de la gestion des déchets, où les travailleurs et travailleuses migrantes sont particulièrement présent.es. Il est également important de souligner l’importance de la composante féminine dans la filière des déchets, un secteur considéré comme traditionnellement masculin. Cette représentation peut donc être questionnée, en ce qu’elle réduit souvent le travail des déchets aux tâches réalisées dans l’espace public (éboueurs, berbeshas – renvoyer au billet sur les berbeshas), sans prendre suffisamment en compte d’autres activités, comme celles du recyclage du plastique décrite ici, où la main d’oeuvre féminine est majoritaire (pour une analise similaire sur le travail de tri dans le contexte français, voir Boudra, 2020).

Espace marginal par rapport à la centralité de Sfax, la zone industrielle de Oued el Maou apparaît néanmoins comme un lieu structuré par des circuits multiples de la filière des déchets, et condense en son sein des dynamiques de mobilité et d’immobilité. Ces dynamiques ne concernent pas seulement des objets et des matériaux à recycler ou à stocker, mais aussi des travailleurs et travailleuses qui jouent un rôle crucial dans l’économie des déchets de la ville de Sfax. Les pistes d’analyse présentées ici invitent ainsi à intégrer la question de la mobilité, humaine et non humaine, aux études sur la gestion des déchets urbains, conçue comme une « infrastructure vitale » et comme une « écologie spécifique incorporant le travail humain » (Fredericks, 2018).

Bibliographie

  • Boudra, Leïla (2020) « Le tri des déchets ménagers. Inégalités de genre et santé au travail ». Travail, genre et sociétés 43 (1): 67‑83.
  • Fredericks, Rosalind (2018). Garbarge citizenship: Vital infrastructures of labor in Dakar, Senegal. Duke University Press.
  • Naimi Ines (2023) « Vers une écologie industrielle et territoriale à Sfax ». La Lettre de l’IRMC, dossier « L’environnement par les sciences sociales » 34 : 24-28.
  • Zairi, Moncef et Rouis, M. J. (1999) « Impacts environnementaux du stockage du phosphogypse à Sfax (Tunisie) ». Bulletin-laboratoires des ponts et chaussées, 29-40.

AUTEURS

DATE

Octobre 2023

CATÉGORIE

Sfax

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