Contrairement aux autres médinas tunisiennes, et malgré la richesse de son histoire et de son patrimoine (voir encadré), la médina de Sfax n’a pas réussi à promouvoir de dynamique touristique. L’expansion de l’activité commerciale et artisanale au détriment de la fonction résidentielle répond essentiellement à la demande de la population locale voire régionale et non à des mobilités internationales. De plus, cette mutation fonctionnelle a porté atteinte au tissu urbain de la médina. La dégradation du bâti, associée à une paupérisation amorcée depuis les années 1970, font du renouvellement de l’image de la médina et de l’accroissement de son attractivité un défi long et difficile à relever.

C’est ce que raconte Moeness, commerçant de vêtements traditionnels (costumes traditionnels, chemises pour homme, vêtements de mariage, vêtements du Hajj, vêtements de circoncision…), héritier d’une vieille boutique dans le souk de Erabâa, au coeur de la médina (fig.1) ; il souligne que les marchandises, dont la majeure partie est tissée ou fabriquée à l’intérieur du pays (Sfax, Ksar Helal, Djerba) et environ 10-15% importée de Chine, sont destinées à une clientèle principalement locale provenant de l’arrière-pays de Sfax (Bir Ali, Agareb, Djebeniana, El Hencha…)., et d’autres régions du Sahel tunisien (El Jem). Cette clientèle s’approvisionne notamment durant l’été, saison des mariages, ainsi qu’à l’occasion des fêtes et des Aïds (Fêtes des mères, Aïd Al Adha, le pèlerinage). Les commerces du souk attirent une clientèle nombreuse durant ces périodes, mais uniquement à une échelle régionale.

FIGURE 1 crédits équipe médina
Figure 1. Boutique de Moeness

Crédits : équipe Médina (01/06/2023)

Ces interrogations sont partagées par d’autres artisans tels que Radhouan Rekik, artisan de Zabous à la médina de Sfax (fig.2). A l’image des habits traditionnels, les produits en bois d’olivier  – ou “zabous” -,qui profitent de 8 millions de pieds d’oliviers parsemés dans la région, attirent en grande partie une clientèle locale voire régionale ainsi que des clients libyens dont les mobilités s’inscrivent dans le cadre du tourisme médical (voir les billets Central Health District et Voitures, outils (im)mobiles).

Radhouan ajoute que ce savoir-faire artisanal est menacé de disparaître et ne se transmet plus de père en fils ; de plus il peine à trouver une main-d’œuvre qualifiée. Ainsi, chaque atelier qui perdra son artisan propriétaire fermera définitivement ses portes. D’une dizaine de petits ateliers, il ne reste que trois aujourd’hui.

Figure 2. Atelier de menuisier de zabous

Crédits : équipe Médina (01/06/2023)

Sans l’évoquer, les propos des deux commerçants illustrent la faible fréquentation touristique de la médina de Sfax et de la ville en général. A l’opposé des autres médinas tunisiennes, les souks de Sfax sont rarement fréquentés par des touristes.

Les chiffres de la fréquentation des musées de la médina (tab.1) confirment la faible attractivité de cet espace pour les touristes nationaux ou étrangers, en comparaison des autres médinas tunisiennes.

Tab.1 Nombre de visiteurs tunisiens et étrangers (payants) des principaux sites patrimoniaux dans quatre médinas en 2018
Tableau 1 : Nombre de visiteurs tunisiens et étrangers (payants) des principaux sites patrimoniaux dans quatre médinas en 2018

Source : statistiques de l'Agence de Mise en valeur du Patrimoine et de Promotion culturelle 2018, (*) statistiques de 2016

La revalorisation de la cité, un pilier de sa mise en tourisme

Pourtant, depuis les années 2000, un nouveau regard sur la médina a été impulsé par différents acteurs, à différentes échelles. Les acteurs institutionnels de la ville ainsi qu’un tissu associatif riche et engagé, soutenu par l’enthousiasme de la nouvelle génération sfaxienne et la nostalgie des anciens habitants de la cité, ont pris conscience de la nécessité de la valorisation culturelle et touristique de la médina de Sfax, comme un outil de  redynamisation économique.Les efforts ont porté leurs fruits depuis 2012 avec l’inscription de la médina de Sfax sur la liste indicative du patrimoine mondial de l’UNESCO, suivie de la préparation du dossier de proposition d’inscription. Ce regain d’intérêt envers la médina a profité de la promotion de la commune de Sfax, dont elle dépend, en commune touristique ainsi que la désignation de la ville comme Capitale de la culture arabe de l’année 2016.

Outre la programmation d’un circuit touristique (fig.3), fruit de la collaboration entre le Ministère du tourisme et la société civile sfaxienne, nombre de monuments et d’édifices ont profité d’opérations de rénovation. C’est le cas du Fondouk El Haddadine, caravansérail médiéval et unique témoin de ce type d’établissements liés au commerce caravanier, dont l’architecture initiale a été altérée pendant des décennies par l’activité des forgerons qui s’y sont installés. Il a été restauré et reconverti depuis 2009 en centre de promotion des arts et des métiers. Cette opération s’est faite à l’initiative de la municipalité de Sfax, en collaboration avec l’Association internationale des villes francophones et l’Institut national du patrimoine.

Itinéraire du circuit touristique dans la médina (Association Sauvegarde de la médina)
fig. 3. Itinéraire du circuit touristique dans la médina (Association Sauvegarde de la médina)

Source : Association de sauvegarde de la Médina (ASM), 2006

D’autres projets de revalorisation du patrimoine architectural ont vu le jour grâce à cette mobilisation financière qui a redonné vie à certains secteurs de la cité. Le projet Facciata, financé en partie par une subvention de plus de 99.000 € octroyée par le Ministère français des Affaires Étrangères pour un coût global de 146.000 €, illustre bien cette ambition. Associant à la fois les acteurs publics (INP, mairie de Sfax) et la société civile (Association « Les Amis de la médina de Sfax » – France, Association Tanit, France et Tunisie), le projet affichait comme objectif la rénovation et la réhabilitation de la Rue Cheikh Tijani dans la médina de Sfax.. Ce projet, qui consiste à l’enfouissement des réseaux de la rue Cheikh Tijani et le ravalement de murs de quelques maisons (fig. 4), illustre bien le rôle de la diaspora sfaxienne dans la revalorisation de la médina.

Projet Facciata Rue Cheikh Tijani
Figure 4. Projet Facciata Rue Cheikh Tijani

Source : https://www.facebook.com/AmisDeLaMed inaDeSfax/, 2015

Appuyant ce propos, la secrétaire de Sfax El Mezyena, Eya, indique que l’association lance des campagnes de sensibilisation quant à la richesse patrimoniale de la médina et de l’urgence de sa valorisation via la restauration des anciennes demeures. Elle ajoute que les Sfaxiens ne sont pas conscients de la valeur historique et patrimoniale de la médina. Dans ce cadre, l’association s’est attachée ces dernières années à organiser un événement annuel à l’occasion du mois de Ramadan sous le nom “Romdhan fi Mdinitna”.

Nous avons toujours essayé de profiter de l’événement de la coupure de jeûne pour y faire d’une pierre deux coups : animer la médina par la création d’une ambiance festive et chaleureuse et au fur et à mesure redécouvrir et mettre en lumière l’un de ses lieux célèbres. Cette présentation du lieu s’est faite dans le cadre d’une mise en scène de la série Taarafchi ? (Le sais-tu ?) où l’un du public présent nous retrace l’histoire de ce lieu.

(Eya, 31/06/2023)

Outre les actions collectives des associations, des initiatives personnelles ont vu le jour et relèvent de cette même dynamique de revalorisation et de mise en tourisme de la médina. Mariem Bribri, icône de la jeunesse sfaxienne cultivée, portant une double casquette d’artisan et d’activiste est représentative de cette catégorie à plus d’un titre. Ce qui nous a frappés c’est ce regard émotif et affectif porté à la médina par une jeune diplômée qui a choisi à sa manière de rendre hommage à la cité. De là est né son projet d’implanter son atelier au cœur de la médina. S’inspirant du patrimoine culturel berbère, les modèles et créations traditionnelles revisités et faits à main dans l’atelier de Mariem portent la marque BRIBRI, sachant que le mot remémore à la fois le nom de la famille et les origines berbères (fig.5). Lors de notre visite dans son atelier, elle nous confie qu’elle travaille avec beaucoup de passion ; elle s’investit dans l’organisation d’évènements hebdomadaires dans l’atelier (projections cinématographiques, musique, etc.) réunissant de 30 à 40 personnes. Le dernier shooting de sa nouvelle collection s’est exposé dans les ruelles de la médina et sur les toits de Fondouk El Haddadine (fig.6). Fière de son identité africaine, illustrée dans ses créations, Mariem a réussi à organiser des e-défilés de mode l’année dernière au Cameroun et en Algérie.

L'atelier de Mariem à Sfax Tunisie
Figure 5 : Tissage berbère dans l'atelier de Mariem (Bribri)

Crédits : équipe Médina (31/05/2023)

shooting dans les ruelles de la médina Sfax. figure 6 de l'article
Figure 6. Shooting dans les ruelles de la médina

source : https://www.facebook.com/maryoouma.bribri

Le retour des anciens et riches habitants

Aujourd’hui, on observe une amorce de « gentrification » dans la médina de Sfax. Le patrimoine immobilier et l’authenticité des anciennes demeures suscitent un regain d’intérêt de la part de la société civile et des anciens habitants riches qui ont quitté le quartier depuis leur jeunesse. Les opérations de restauration, très coûteuses, ne sont pas à la  portée de tous les habitants. Seules quelques familles renommées se sont lancées dans ces projets. C’est ce qu’évoque le frère d’Eya (Sfax El Mezyena) lorsqu’il parle de la rue de Cheikh Tijani où se trouve le local de l’association et nombre d’anciennes demeures restaurées.

« Cette rue est appelée Zqaq Edhhab (la ruelle de l’or) car elle abrite les maisons des familles les plus riches et les personnes influentes. Par exemple, cette maison (le local de Sfax El Mezyena) est celle d’un certain Khmekhem, c’était un homme riche. Il y a aussi une maison de la famille Kammoun (qui fait partie de la bourgeoisie sfaxienne), c’était l’équivalent du gouverneur, le représentant du Bey dans la ville de Sfax. Il y a une maison de la famille Laadhar, c’est la propriété d’un juge. Cette partie de la médina est la plus belle. Il y a d’autres demeures monumentales dans d’autres parties de la cité, c’est l’exemple : Dar Echaraa (ancien tribunal) du côté de la Kasbah.” (31/06/23)

Les prémices de cette mise en tourisme, puisque quelques propriétaires envisagent de reconvertir ces demeures en maisons d’hôtes, sont portés par d’autres acteurs comme en témoigne le projet Arije el Médina qui affiche comme objectif le sauvetage du patrimoine inestimable d’une disparition imminente. Avec le slogan : “Acquérir, restaurer, exploiter”, les porteurs du projet justifient leur double intérêt de conservation du patrimoine d’une part et de profit économique d’autre part puisque cette valorisation débouchera en aval sur la promotion de projets et d’activités économiques ( restaurants traditionnels, cafés culturels, maisons d’hôtes,…).

figure 7. Dar Khemakhem, local de l’association de Sfax El Mezyana de 170m2, est situé rue Cheikh Tijani. Construite selon les propriétaires en 1849, de propriété familiale, elle est bien entretenue.
Figure 7. Maison Khemakhem

crédits : équipe Médina (mai 2023); Dar Khemakhem, local de l’association de Sfax El Mezyana de 170m2, est situé rue Cheikh Tijani. Construite selon les propriétaires en 1849, de propriété familiale, elle est bien entretenue.

Ces initiatives de valorisation du patrimoine et de requalification urbaine , visant à mettre en tourisme la médina et y impulser une dynamique de développement local, cachent aussi des paradoxes qui, à l’instar de nombreuses médinas du Maghreb, font de la “touristification” de la médina de Sfax un mirage (fig.7). L’engouement collectif, de la part de la société civile et des investisseurs, pour la mise en tourisme est confronté à un désengagement étatique laissant la ville à l’écart de la plupart des circuits touristiques. Soumise à une âpre concurrence avec les autres médinas du pays, la cité de Sfax doit en premier lieu relever le défi de se tailler une place dans les registres du patrimoine mondial de l’UNESCO. A une échelle locale, la médina doit faire face à plusieurs risques concernant la marginalisation sociale de sa population et l’ampleur de la dégradation du bâti, mais aussi l’absence d’un compromis social autour de l’essor et l’avenir de la cité, et la question centrale demeure quant à l’avenir de la médina de Sfax est-il bien dans la mise en tourisme et la gentrification qu’elle entraîne ?

Figure 8. La médina entre faible attractivité touristique et initiatives de revitalisation

Crédits : équipe Médina (juin 2023)

Bibliographie

  • Aljane N. (2019), « La fabrique du patrimoine des médinas en Tunisie : politiques et pratiques dans la ville de Sfax », Université Paul Valéry (Montpellier), 359 p.
  • Ben Fguira, S. (2020), « Les modes d’habiter dans le Grand Sfax », Thèse de doctorat en géographie, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université de Sfax, 360 p.
  • Coslado, E., McGuinness J., Miller C. et al. (ed.)., (2013), « Médinas immuables? Gentrification et changement dans les villes historiques marocaines (1996-2010) », Rabat, Centre Jacques-Berque, coll. « Description du Maghreb », 412 p.
  • Guizani M., (2020), « Les activités économiques et l’organisation de l’espace dans les médinas de Tunisie, Kairouan, Sousse et Sfax », Thèse de doctorat en géographie, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, 470 p.
  • Maurette T. et Ben Fguira S., (2022) « Un tourisme médical ? Biopolitique et reconfigurations néolibérales du système de soins à Sfax (Tunisie) », Via. Tourism Review, 2022, no 21.
  • Rieucau J. et Souissi M., (2021), « Médinas héritées, médinas recréées, quelle valorisation de l’authenticité du patrimoine urbain par le tourisme en Tunisie? », In: Faouzi H., Lazzarotti O., Patrimoine, tourisme et territoire, L’Harmattan, 2021, p. 51

Sitographie

  • http://www.tanitonline.org/projets/projets-realises/facciata
  • http://arijeelmédina.tn/
  • https://medcities.org/fr/etude-de-valorisation-culturelle-et-touristique-des-batiments-de-la-médina-de-sfax/

AUTEURS

DATE

Novembre 2023

CATÉGORIE

Sfax

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