Ce billet est une réflexion sur les acteurs et actrices de la valorisation des déchets et de l’économie circulaire à Sfax et dans sa région. Il met l’accent sur la catégorie des barbéchas ces hommes et ces femmes à la base du cycle de collecte et de ramassage des déchets, principalement plastiques, et qui les écoulent  auprès de collecteurs semi-grossistes. Il s’appuie sur un entretien avec Hanen, une femme barbécha, qui gagne sa vie en récupérant et en revendant différents types de déchets et d’objet usagés. Nous l’avons rencontrée en juin 2023 dans la commune industrielle de Thyna (située à 12 kilomètres au sud de la ville de Sfax), au cours d’un atelier de terrain ethnographique d’une semaine dans le cadre du programme VILMOUV.  Les échanges avec cette femme barbécha  nous ont permis de déceler trois dimensions de la condition de cette femme : la trajectoire sociale de Hanen, la débrouille par la récupération et la vente des déchets, et les formes de mobilité dans l’espace urbain pour mieux valoriser ses activités de récupération.

Après sa séparation avec son conjoint, Hanen s’est trouvée dans une situation sociale et économique vulnérable qui l’a faite basculer dans la désaffiliation sociale (Castel, 1991). En effet, sans capital culturel ou social, peu d’opportunités s’offraient à Hanen pour trouver un emploi stable et subvenir aux besoins de ses trois enfants. Elle déclare souffrir d’une dépression chronique qui nécessite un suivi médical. Cette vulnérabilité est accentuée par l’absence de protection ou d’aide sociale par les institutions publiques. Les modalités d’intégration, à travers la recherche d’emploi rémunéré ne parviennent pas à répondre aux besoins de la jeune femme dans un contexte de crise économique multiple. Son vécu quotidien s’est transformé en une quête de survie en l’absence de revenu stable, ou de logement digne. La débrouille s’avère être pour Hanen une stratégie de résistance pour gagner sa vie et pouvoir nourrir ses trois enfants :

« […] peu importe le travail que je fais, l’essentiel est de pouvoir nourrir mes enfants […] »

Avant de s’engager dans la récupération les déchets, Hanen vendait des vêtements, mais ce petit commerce est devenu peu rentable pour la jeune mère, en raison surtout de la montée des prix des articles en vente. Elle a alors commencé, il y a deux ans, à récupérer des matériaux recyclables. Ce qui est intéressant dans le parcours de la jeune femme, c’est qu’elle a réussi  à améliorer les revenus tirés de cette activité de récupération, ce qui lui a permis de renforcer son statut social, grâce à sa capacité à développer un savoir-faire et une dextérité professionnelles dans le milieu de la récupération et la vente des déchets (Chebbi, 2023). Elle a construit ces savoir-faire en diversifiant les déchets récupérés pour accroître les gains, mais aussi en créant de nouvelles formes de sociabilité avec le voisinage. Ces dernières ont permis à Hanen de développer des liens d’échanges et d’engagement avec des habitants qui lui mettent des bouteilles en plastique de côté ainsi que des ustensiles et tous types de déchets recyclables ou réutilisables.

« […] je connais des habitants qui me gardent les bouteilles, qui me donnent parfois des ustensiles, des vêtements, des chaussures, ou parfois les gens déposent des matelas […] »

Le succès professionnel de Hanen lui a permis d’acquérir  une carriole, ce qui a élargi   ses espaces de collecte, et donc ses revenus. Hanen ne dispose pas pour le moment de motocycle car elle n’a pas les moyens d’en acquérir. Ceci reflète la condition sociale des femmes barbécha qui gagnent moins que les hommes barbèch. Ceci n’est pas lié au fait que les femmes récupèrent moins que les hommes – une impression fortement répandue – mais aux inégalités d’accès aux ressources financières pour les femmes. Hanen déclare être prête à conduire un motocycle si jamais elle réussit à en avoir un.

Au début de sa carrière  de barbécha, Hanen avait commencé à récupérer les bouteilles en plastiques les plus facilement accessibles et visibles dans l’espace. Elle fouillait, récupérait et transportait sa marchandise à l’aide d’une poussette pour bébés. Mais grâce à un travail parallèle de  femme de ménage, elle a réussi à économiser de l’argent afin d’améliorer ses outils de travail et acquérir une « cariole ». Son parcours témoigne donc d’une véritable stratégie d’ascension professionnelle.

La carriole de Hanen : un outil de travail essentiel pour les barbéchas. (Cliché : Hanen Chebbi)
Figure 1. La carriole de Hanen : un outil de travail essentiel pour les barbéchas.

Crédits. Hanen Chebbi (2023)

En améliorant ses outils de travail, Hanen a diversifié les déchets récupérés : aluminium, bâches en plastique, chaises en polypropylène, pain, ustensiles de cuisine usagés , vêtements et chaussures de seconde main etc. La récupération est une activité complexe qui nécessite une organisation minutieuse. Hanen s’est constituée un itinéraire régulier  : elle récupère dans les rues, les ruelles, et dans les décharges sauvages, à proximité de Thyna. En rentrant chez elle, elle trie les articles collectés selon la catégorie de déchets. Certains sont vendus le jour même ; d’autres, comme les vêtements et les chaussures, sont écoulés dans le quartier, alors que les ustensiles de cuisine usagés sont vendus sur le marché hebdomadaire (ou souk).

La récupération se fait aussi bien dans l’espace public (rues et quartiers urbains)  qu’auprès des particuliers en faisant du porte à porte. Hanen intègre tout aussi bien l’espace public que l’espace privé dans son activité de collecte, ce qui a profondément reconfiguré son espace de vie.  La réussite de son parcours a permis à Hanen de louer une maison plus grande que la précédente avec deux chambres et une petite cour à l’entrée. La jeune femme a réaménagé son espace domestique en fonction des besoins de son activité : la cour lui sert d’espace de stockage de plus grandes quantités d’articles et des produits collectés, ce qui lui permet de mieux négocier les prix de vente et d’approvisionner ses clients en amont par la location d’une camionnette pick-up qui transporte la marchandise aux ateliers ou usines de recyclage.

Cour aménagée pour le stockage et le tri des articles collectés dans la maison d’Hanen. (Cliché Hanen Chebbi)
Figure 2. Cour aménagée pour le stockage et le tri des articles collectés dans la maison d’Hanen.

Crédits. Hanen Chebbi (2023)

Le discours d’Hanen met en avant  un sentiment d’estime de soi et de fierté d’être désormais une femme autonome. Mais d’après les entretiens réalisés par Mahdia Soudeni dans le cadre de son mémoire de Master, Hanen lui a aussi fait part d’expériences douloureuses de rejet et de mépris de la part d’habitants du quartier qui l’empêchent, parfois, de fouiller dans les poubelles.

Au-delà du cercle restreint de Hanen, l’activité de récupération devient un vecteur de reconfiguration de l’espace et de la mobilité dans la ville. Pour vendre les vêtements usagés récupérés, Hanen s’approprie les trottoirs pour exposer sa marchandise et répondre aux besoins d’une clientèle démunie ou à faibles revenus ce qui crée une dynamique économique dans le quartier.

Cette tendance a été observée et analysées dans d’autres enquêtes (Chebbi, 2023) où les quartiers populaires du Grand Tunis (Ettadhamen, Soukra) servent à intégrer les activités de collecte, de stockage ou d’écoulement des déchets de toute sorte et à s’en servir pour le recyclage et la valorisation. Les garages dans les logements particuliers ainsi que les dépôts (dibbouett, en arabe) ne sont plus destinés à l’usage domestique mais sont loués aux grossistes des déchets et aux usines de recyclage primaire.

A travers leurs activités qui se font en dehors de tout cadre réglementaire ou déclaré, mais licite, les barbechas, tels que Hanen, ainsi que les autres acteurs de l’économie du recyclage, contribuent à l’émergence de tout un système de valorisation des déchets et d’économie circulaire.

La réussite, la durabilité et la pérennité de tels projets (Florin, 2015) ne peut réussir qu’à travers la participation des acteurs et des communautés de quartiers, dont font partie les barbéchas.

Bibliographie

  • Florin, B. (2015), « Les chiffonniers du Caire : soutiers de la ville ou businessmen des ordures  ?», Ethnologie française, Propreté, saleté, urbanité, PUF, Paris, pp. 487-498.
  • Chebbi, H. (2023). « Aux marges du légal et du formel : un système hybride de collecte des déchets, étude de cas, dans la commune de la Soukra. » (A paraître).
  • Chebbi, H. (2023). « De la résistance ordinaire des barbéchas ou la main invisible de l’économie circulaire » (A paraître).
  • Castel, R. (1991). « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle ». In : Face à l’exclusion. Le modèle français, DONZELOT, J. (dir.), Paris, Ed. Esprit, pp137-168.
  • Soudeni, M, mémoire de master “le recyclage des déchets plastiques dans l’agglomération Sfaxienne”, faculté des lettres et des sciences humaines de sfax (en cours de réalisation).

AUTEURS

DATE

Janvier 2024

CATÉGORIE

Sfax

CITER LA NOTICE

Copy to Clipboard

PARTAGER CETTE NOTICE