Les Libyens sont nombreux à recourir aux établissements de santé privés sfaxiens pour des raisons d’économie sur les soins et pour recourir à des prestations plus disponibles et de meilleure qualité qu’en Libye (Rouland, Jarraya et Fleuret, 2016; Maurette et Ben Fguira, 2022). Les principales populations circulant entre Sfax et la Libye pour des raisons médicales sont issues des régions occidentales de la tripolitaine, et se déplacent très majoritairement en voiture. Cinq heures de route séparent en effet Sfax et Tripoli, et les liaisons en transport collectif sont peu développées. Outil de cette mobilité transnationale, la voiture est aussi indispensable pour les mobilités intra-urbaines à Sfax, dans une agglomération très étalée où les transports collectifs sont rares. Cette dynamique est accentuée par le fait que les différents services auxquels recourent les patients Libyens sont répartis entre un centre-ville fortement médicalisé, et une périphérie qui concentre l’offre en logements abordables.

Mais, au-delà de ces usages classiques dans une ville à la croissance rapide, à Sfax la voiture est aussi utilisée comme marqueur social dans l’espace public, symbole d’une classe moyenne libyenne accédant à des services et des prestations de qualité et se rendant visible en ville par ses pratiques de mobilité. Elle est aussi au cœur de toute une économie locale, en partie informelle, et centrée sur la gestion des circulations thérapeutiques transnationales.

Durant une semaine en mai 2023 nous avons parcouru les différents espaces de l’agglomération de Sfax accueillant des patients libyens et nous avons pu analyser les pratiques, représentations et usages socio-économiques portés par les voitures au sein de l’écosystème médical de la ville.

La voiture, outil de mobilité et d’attente

Le marché automobile Libyen est caractéristique d’une économie de rente pétrolière. L’importation de modèles occidentaux (BMW, Mercedes) et asiatiques (Hyundai, Nissan, Toyota)  y est très importante, et le coût faible des carburants encourage la consommation de modèles haut de gamme, lourds et puissants. Les grandes berlines familiales et les SUV libyens contrastent ainsi largement avec les citadines et pick-up habituellement croisés sur les routes tunisiennes. Ces véhicules, souvent remplis au-delà de leur limite théorique, permettent également les voyages en famille. Il n’est ainsi pas rare de voir une berline 5 places avec 7 personnes à son bord. Dans le cas d’une mobilité sur plusieurs jours, ces grands modèles permettent en outre d’aller et venir avec un chargement important d’affaires, de victuailles ou de biens de consommations achetés lors du séjour en Tunisie ou de venir avec du mobilier léger (tapis, coussins, fauteuils, etc.).

Dans le cas des mobilités médicales, l’organisation spatiale des différents services de santé impose souvent de se déplacer entre différents quartiers de la ville. La structure privée de cette économie, bien que concentrée, produit un patchwork d’officines réparties dans tous les espaces centraux et péricentraux de Sfax. Certains services spécialisés peuvent nécessiter un parcours de plusieurs kilomètres en ville. Les observations nous ont montré qu’en dehors de quelques espaces restreints du centre-ville, les Libyens ne parcourent pas la ville à pied. En de nombreux points, la disposition des espaces semi-publics et des parkings en épis est par ailleurs organisée de manière à favoriser l’accès en voiture.

Figure 1. L’emprise spatiale de la voiture à Sfax El Jadida : stationnement en épis, deuxième position, et trafic continu, avenue de Carthage

Crédits : T. Pfirsch, mai 2023

L’espace urbain est aussi le théâtre d’usages statiques de la voiture. Parmi les plus marquants que nous avons relevés : l’attente prolongée à bord du véhicule, impliquant souvent des familles entières pendant de longues heures, et très répandue parmi la patientèle libyenne de Sfax.. Les accompagnant.e.s des patients, qui peuvent être nombreux, occupent très peu les salles d’attente -lorsqu’ils sont disponibles et suffisamment spacieux- à l’intérieur des bâtiments. C’est la voiture qui fait office d’espace d’attente, voire de refuge, en particulier pour les femmes libyennes qui sont ainsi largement invisibilisées dans l’espace public. La quête d’un espace ombragé dans une ville fortement minéralisée, et offrant peu de bancs publics et de lieux d’attente non payants explique aussi l’importance de cette pratique de  l’attente à l’intérieur de la voiture climatisée. Enfin, la voiture peut aussi être un espace qui maintient une forme de contrôle sur les enfants lorsque ceux-ci sont accompagnants.

Figure 2. La voiture libyenne, espace d’attente en famille et de contrôle des enfants, route de Gremda,

Crédits : T. Pfirsch, mai 2023

Les enjeux symboliques des voitures libyennes : se distinguer dans la ville… 

Dans le quartier d’El Jadida, qui concentre un nombre important de services de santé, la voiture marque également l’espace symboliquement, et participe de la création d’une atmosphère particulière et d’une économie dédiée. C’est en effet d’abord par leurs voitures que les Tunisiens réussissent à identifier les Libyens dans la ville. En effet, les plaques d’immatriculation, noires pour les voitures tunisiennes, blanches pour les voitures libyennes, sont clairement reconnaissables et servent de marqueur d’identification. Comme décrit en introduction, le style et la marque permettent également cette identification rapide, les grosses berlines libyennes flambant neuves tranchant avec les voitures tunisiennes aux modèles plus modestes et souvent à l’état dégradé (figure 3).

Figure 3. La visibilité des voitures libyennes dans les parkings de Sfax : grosses cylindrées et plaques d’immatriculation blanches, quartier El Jadida

Crédits : T. Pfirsch, mai 2023

Cette reconnaissance visuelle et symbolique permet aux personnes se déplaçant sur l’Avenue de Carthage d’organiser tout un système économique local autour des voitures libyennes. Trois activités principales gravitent autour des voitures de patients libyens, et se succèdent en général dans le temps.  Tout d’abord, les gardiens d’immeuble repèrent les  patients libyens à leur voiture. Ils les orientent ensuite vers les responsables de parkings – deuxième acteur clé – ,  qui gèrent les places disponibles dans la rue contre rétribution, et interviennent souvent aussi directement auprès des conducteurs libyens. A ces deux acteurs s’ajoute le “samsara” qui oriente les patients libyens vers  les médecins de son réseau de connaissance, contre le paiement d’une commission.

Plus qu’un simple outil d’identification, les voitures libyennes sont aussi un marqueur symbolique et culturel d’altérité qui suscite débats et tensions au sein de la population locale. Pour les Sfaxiens,  les voitures qui congestionnent le centre-ville sont majoritairement libyennes. Nos entretiens, notamment avec une médecin exerçant dans le centre-ville, ainsi qu’avec un promoteur immobilier travaillant aux abords d’une clinique de l’Avenue de Gremda, dénoncent les  difficultés engendrées selon eux par la façon de conduire des Libyens :

Médecin, F, 45 ans

-Si tu veux un sondage plus réel tu vas voir les orthopédistes.
-Ils font beaucoup de Libyens ?
-Oui plus de libyens
-Vous sauriez dire pourquoi ?
-Mmmmh… Il y a beaucoup de traumato, les Libyens font beaucoup d’accidents. Il y a un problème d’excès de vitesse. Et les structures hospitalières ne sont pas…
-Donc c’est à ce point là, ils ont beaucoup d’accidents de la route ?
-Oui, bien sûr !

Selon nos interlocuteurs, les Libyens seraient de mauvais conducteurs, pratiquant des excès de vitesse à l’origine de nombreux accidents et stationnant dans n’importe quelle conditions. Pour cela, la médecin que nous avons rencontrée envisage de s’éloigner du centre-ville afin d’ouvrir un cabinet dans un endroit plus calme, moins peuplé de voitures et donc plus facile d’accès. Le promoteur immobilier, quant à lui, insiste sur la dangerosité et le bruit produit par les voitures. Pour cette raison, il refuse de louer les appartements qu’il possède à des clients libyens célibataires n’ayant pas fait le voyage en famille. Ils seraient selon lui susceptibles de créer des problèmes liés à une conduite dangereuse et une pratique “démonstrative” de la voiture.

La voiture libyenne au coeur de l’économie locale

La centralité des voitures libyennes à Sfax suscite également le développement de toute une économie  – en partie informelle – de la gestion automobile.  On retrouve en premier lieu une importante économie du parking qui peut prendre diverses formes selon les espaces et les temporalités. Comme évoqué ci-dessus, des places de parking bordent l’ensemble des artères principales du centre-ville à Sfax el-Jadida. Ces parkings, payants, sont gérés par des sociétés privées de délégation de service public. Ils sont animés par des “Assas” (gardiens, en arabe tunisien), souvent reconnaissables à leur gilet jaune ou orange – qui gèrent le complexe stationnement en double-file des véhicules dont les occupants se rendent dans les immeubles du centre-ville, souvent pour des consultations médicales. Ces parkings sont aussi le lieu des premières négociations avec les intermédiaires de l’économie médicale et de nombreuses autres transactions, de l’achat de quelques litres de carburant à une réparation express (figure 4).

Figure 4. Un “assas” (en chasuble jaune) ravitaillant en essence une voiture libyenne sur le parking qu’il gère, Sfax El Jedida

Crédits : Théo Maurette, mai 2023

Un second niveau concerne les parkings fermés et sécurisés, en général en sous-sol, et très nombreux dans le quartier central de El Jadida. Ces parkings, payants et dédiés à un stationnement de plus longue durée, sont rendus disponibles au travers d’annonces disposées sur les murs des immeubles, au droit des plaques de médecins. En périphérie, ces garages sont adossés aux villas et petits immeubles résidentiels. La sécurisation est une partie importante de cette économie qui repose aussi sur la perception du risque de vol ou de dégradation par les libyen.ne.s.

Cette économie du parking provoque une pression foncière importante sur les espaces nouvellement investis par les cabinets et cliniques privées. Ces immeubles, construits en proche périphérie du centre-ville (voir billet polycliniques), se concentrent sur des terrains aux prix très élevés (aux alentours de 1000 DT le m² constructible en bord de route (environ 330€)). Dans ce contexte de mobilité centrée sur la voiture, la municipalité impose un nombre de places de stationnement proportionnelles à la surface utile. Dans le cas des immeubles de cabinets médicaux, en écho aux observations citées plus haut, la disposition de ces parkings produit des salles d’attente de fait par le stationnement et l’attente depuis la voiture. Une partie importante du foncier est ainsi dédiée à ce stationnement qui est essentiellement temporaire et extérieur.

Enfin, au-delà des discours des personnes enquêtées, la congestion du centre-ville est aussi apparue comme un moteur des transformations économiques du quartier. La circulation automobile y est particulièrement difficile aux heures de pointe et entrave régulièrement la mobilité, notamment, des médecins qui peuvent effectuer plusieurs aller-retours dans une journée entre leur cabinet, l’hôpital public ou une polyclinique. Cette congestion est globalement avancée pour justifier le  phénomène récent de  déconcentration de l’économie médicale en direction de la périphérie. La construction d’une nouvelle rocade à 3 km du centre-ville, et l’installation des cliniques et cabinets aux alentours de ces nouvelles infrastructures routières confirment la tendance et l’importance de la voiture au sein de cette économie. Le système, loin d’être remis en cause, est simplement reconfiguré dans de nouveaux espaces, qui s’adaptent à leur tour à la présence structurante de la voiture. La proximité de cette nouvelle rocade devient par ailleurs un argument de vente avancé par les promoteurs et les propriétaires de services situés à proximité de ces bretelles d’accès. Depuis l’autoroute reliant Sfax au Sud tunisien et à la Libye, les temps d’accès à ces polycliniques et cabinets périphériques sont bien plus compétitifs que ceux vers le centre-ville.

La voiture  est donc un objet central des circulations thérapeutiques transnationales entre Tunisie et Libye. A Sfax, la voiture libyenne devient une composante à part entière des espaces publics et des paysages, autant dans sa mobilité que dans son immobilité. Outil de déplacement, espace d’attente familiale, lieu de vie, objet symbolique et marqueur d’altérité, elle est également un vecteur de développement pour les acteurs de l’économie médicale à Sfax. Elle est enfin un puissant moteur de reconfiguration des espaces urbains, influençant à la fois  les politiques publiques et l’adaptation des produits immobiliers privés qui fabriquent la ville.

Bibliographie

  • Maurette Théo et Ben Fguira Sami , 2022, « Un tourisme médical ? Biopolitique et reconfigurations néolibérales du système de soins à Sfax (Tunisie)  », Via - Tourism Review, n.21 , 2022, mis en ligne le 22 août 2022, URL : http://journals.openedition.org/viatourism/8560
  • Rouland Betty, Jarraya Mounir, Fleuret Sébastien, 2016, “Du tourisme médical à la mise en place d’un espace de soins transnational. L’exemple des patients libyens à Sfax (Tunisie)”, Revue francophone sur la santé et les territoires, oct.2016, p. 1-21

AUTEURS

DATE

Octobre 2023

CATÉGORIE

Sfax

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