A partir d’une enquête de terrain dans les quartiers turinois de Barriera di Milano et du Lingotto1, il s’agit ici d’apporter quelques pistes de réflexion sur la question des friches, souvent qualifiées en italien de « vuoti urbani » – vides urbains), leur régénération et leurs rapports aux mobilités.
Principale ville de l’industrie automobile italienne, Turin est, avec la perte de centralité liée à la désindustrialisation, un exemple de ville en décroissance (shrinking city). En effet, la commune perd de la population depuis les années 1960, passant de 1,2 millions d’habitants dans les années 1970, à moins de 900 000 aujourd’hui. Le solde migratoire, positif durant les décennies d’essor industriel, s’est inversé pour devenir négatif.

Barriera di Milano et Lingotto, historiquement quartiers d’accueil de l’immigration ouvrière et symboles de la Turin industrielle, ont connu une phase de décroissance, caractérisée par l’abandon (après la fermeture de l’usine Fiat du Lingotto) et par le vieillissement (dans le cas de Barriera). Ces deux quartiers sont aussi complémentaires du point de vue des mobilités qui les traversent et de l’action publique et collective. Ils témoignent, enfin, des évolutions qu’a connues le « modèle turinois » de régénération urbaine ces dernières décennies ; celles liées d’une part aux mutations socio-économiques (en particulier la crise économique de 2008) et, d’autre part, à une plus forte implication de la société civile dans la fabrique urbaine.

Le Lingotto, la régénération urbaine par un grand équipement de loisirs

Le Lingotto (l’une des principales usines Fiat) a été, à partir des années 1920 et jusqu’à sa fermeture en 1982, un des emblèmes –avec le quartier de Mirafiori – du modèle de la città fabbrica (« ville usine », Gabert, 1964, Freyssinet, 1979) et d’une monoculture industrielle autour de l’automobile et de Fiat, comme c’est aussi le cas de Detroit pour Ford, puis Chrysler et General Motors (Fernandez, 2013). En l’occurrence, le modèle turinois de mobilité était fondé sur l’imbrication de migrations intra et inter-régionales intimement associées à une division du travail entre méridionaux et Piémontais. Alors que cette centralité de l’automobile se perdait dans les années 80, Turin a été l’une des premières villes européennes à mettre en place des stratégies massives de reconversion des espaces délaissés par l’industrie. Le Lingotto, à l’instar de l’ile de Nantes, de Zollverein à Essen ou du parc paysager Landschaftspark Duisburg Nord dans la Ruhr, est un des symboles de ce tournant culturel de la régénération urbaine dans l’Europe des années 1990. Il s’est illustré avec les deux slogans : « Faire de Turin une ville européenne » et « penser la ville de l’après-Fiat », sur fond de tertiarisation (qui reste toutefois incomplète) et de transformations sociales très importantes.

Figure 1 : Lingotto

(Photographie : Beatriz Fernandez)

Le Lingotto est aussi un emblème de la méthode d’urbanisme turinois, celle du plan stratégique associé à une refonte du Plan Régulateur Général, qui impliquait une vision d’ensemble impulsée par les pouvoirs publics et des réalisations largement mises en œuvre par le secteur privé. Le Lingotto est dès le départ une opération menée par Fiat et un autre acteur privé omniprésent à Turin : la fondation de la Compagnia di San Paolo, principale banque locale. Conçu comme une nouvelle centralité, il accueille aujourd’hui différents équipements culturels (musée, multiplex…) et universitaires et un centre commercial.

Figure 2 : Lingotto

(Photographie : Beatriz Fernandez)

Figure 3 : Lingotto

(Photographie : Beatriz Fernandez)

Les bains-douches (bagni pubblici) de Barriera di Milano : la revitalisation locale par la participation habitante

Quant au quartier de Barriera di Milano, il a été l’une des portes d’entrée des immigrati méridionaux, puis, à partir des années 1980-90, de l’immigration étrangère qui s’affirme alors dans les grandes villes italiennes et est particulièrement importante à Turin.

Figure 8 : La part des étrangers à Turin

Cette histoire migratoire marque encore le quartier, notamment à travers les centralités commerciales comme le marché de Piazza Foroni avec ses spécialisations régionales (les Pugliesi de Cerignola etc.) dont certains commerces ont aujourd’hui des gestionnaires roumains.

Figure 5 : Marché de Piazza Foroni

(Photographie : Carlo Salone)

De même, le vieillissement de la population concerne les Italiens mais aussi dans une moindre mesure les étrangers. Le quartier a été concerné, comme l’ensemble de la ville, par les politiques de revitalisation urbaine – notamment les programmes européens Urban des années 1990-2000, et dans lesquelles s’inscrit le réseau des maisons du quartier (case del quartiere).

 » Les maisons de quartier de Turin sont des lieux ouverts et publics (…) où s’expriment des sentiments et des vécus collectifs (…) elles naissent de politiques innovatntes de regénération urbaine qui se sont développées à partir des années 90 à l’impulsion des institutions européennes et aussi du fait d’une disponibilité de la Ville envers l’expérimentation et la réalisation d’idées et de projets auxquels la population apporte sa contribution2

Ce réseau symbolise surtout un tournant dans les politiques publiques et l’action collective fortement impactées par la crise de 2008. L’austérité qui suit la crise impose en effet un changement d’échelle et une diversification des acteurs. Alors que les grandes opérations, comme la reconversion du Lingotto, deviennent impossibles et les financements nationaux ou européens plus rares, on voit se multiplier les petites actions, notamment à Barriera di Milano. La maison de quartier des Bains douches (Casa del Quartiere dei Bagni Pubblici) en est un exemple, dans un panorama marqué par une très grande diversité tant dans les manières de faire que dans la nature des acteurs impliqués (Salone et al., 2017 ; Bonini Baraldi et al., 2021 ; tableau 1). C’est l’une des huit case dei quartieri de Turin, établie sur les anciens bains douches, soit initialement un des équipements de base liée aux premières phases de la croissance de la population ouvrière, qui avaient été ensuite peu à peu abandonnés à partir des années 1970. C’est aussi l’archétype d’une approche par le bas et par le terzo settore3 –en l’occurrence une coopérative sociale travaillant avec le milieu associatif et avec tout le tissu des institutions locales. Outre l’usage des bains douche, la Casa propose des programmes culturels et sociaux, ainsi que des activités extra-scolaires pour les enfants et les jeunes.

Au-delà de ces différences, Barriera présente des points communs avec le « modèle turinois » inauguré dans les années 1990 avec le Lingotto. En témoigne d’une part le rôle stratégique de la commune, toujours essentiel bien que désormais dans une posture de facilitateur plus que d’acteur direct. Les coopératives répondent à ses appels à projet (bandi) qui sont symptomatiques du passage de l’action publique d’une logique de plan –celle du plan régulateur notamment- à celle du projet. En témoigne également la capacité à capter les fonds nationaux et européens à travers le portage de projets locaux coopératifs.

Quel(s) modèle(s) pour la revitalisation des « vides urbains » ?

Notre courte enquête de terrain et l’étude de la littérature existante, ouvrent plus de questions que de certitudes sur les vides urbains et leur « revitalisation ».

Une première série d’interrogations concerne l’articulation des temporalités. Si en première analyse Barriera et Lingotto semblent relever de cycles et manières de faire la ville différents, se pose la question du rôle des crises des années 2000 dans ce changement de paradigme. Ainsi, la question de la désindustrialisation/reconversion, qui semblait avoir été dépassée, retrouve brusquement son actualité avec la crise de 2008, qui impose de nouvelles contraintes et manières de faire la ville. L’austérité a non seulement mis fin à l’aménagement par grand projet qui portait le modèle de reconversion, mais elle a aussi transformé le rôle des acteurs du terzo settore qui doivent notamment jongler entre l’urgence sociale et la difficulté à trouver des financements. Le réseau des case di quartiere mentionne explicitement ce bricolage qui est d’ailleurs inhérent à l’entrepreneuriat social : « Les maisons de quartier n’ont pas pour finalité d’être complètement autonomes (…) situation qui leur ferait courrir le risque de tomber dans une pure logique de marché et de dénaturer leur caractère spécifique, populaire et social 4»
Cette question des temporalités et des effets des crises se retrouve d’une autre manière avec la crise du Covid 19, qui pour la coopérative Bagni Pubblici, « a déséquilibré l’équilibre antérieur (de la casa) en faveur du social5 » au détriment du culturel qui était le moyen de médiation privilégié de son projet initial.

Figure 6 : Bagni Pubblici

(Photographie : Beatriz Fernandez)

Figure 7 : Bagni Pubblici

(Photographie : Beatriz Fernandez)

Une deuxième série de questions touchent à la construction d’un « lieu » à partir du croisement de différents publics. On relève une différence notable entre les deux études de cas. Le Lingotto est une nouvelle centralité métropolitaine à grand rayonnement, alors que les Bagni Pubblici renvoient à l’idée de la construction « par le bas » d’un espace qui se veut approprié par les habitant.e.s. « Les maisons (de quartier) s’appellent comme ça parce que le sentiment qu’elles veulent faire passer aux usagers c’est celui de “se sentir comme à la maison”: d’être des lieux du quotidien6». Mais au-delà de ces différences, la construction d’un lieu reste un processus complexe qui ne se fait pas sans tensions. Le Lingotto accueille des publics très divers (de celui du récent centre de vaccination à celui du centre d’art de la Fondazione Agnelli). Dans les Bagni Pubblici, les publics sont radicalement différents : des usagers des bains douches (plutôt précaires mais d’une grande diversité, en particulier lors de la crise sanitaire : réfugiés, SDF, « immigrés » classiques avec logement sans confort…), le public vieillissant –issu des vagues migratoires inter-régionales des années 60 et 70- qui est la cible du programme La culture au coin de la rue (photo), ou encore les familles et les jeunes. L’usage du salon et de la cour par ces différents usagers ne va pas de soi, mais la cohabitation entre usagers et simples passants est aussi un objectif affirmé d’un projet qui se veut « une fenêtre sur le quartier7 ». Par ailleurs la multiplicité des acteurs et des projets impliqués contribue elle aussi à un certain fractionnement, mais c’est aussi l’identité de ce « faire lieu » hybride : « C’est seulement tous ensemble que nous pouvons agir8».

Figure 8 : Bagni Pubblici

(Photographie : Beatriz Fernandez)

Une dernière série de questions porte sur les échelles spatiales et les acteurs impliqués. L’échelle micro qui est depuis longtemps celle privilégiée par les acteurs du terzo settore dans leur approche du renouvellement urbain rejoint paradoxalement –mais dans une tout autre acception- la tendance actuelle des politiques publiques turinoises à se miniaturiser à partir d’un certain laisser-faire sur les vides urbains qu’il s’agisse de friches ou de bâtiments vacants. Cela s’illustre par une délibération municipale de juin 2022 portant sur les usages temporaires ou transitoires (riusi temporanei) qui ouvre la voie, en absence de solution pérenne issue du marché, à tout type d’usage temporaire d’espaces privés, qui pourront être pérennisés au bout de 5 ans. D’autre part, on relève la discussion en cours portant sur l’avenir des espaces de propriété publique qui pourraient être mis sur le marché. Dans les deux cas, ces micro-changements d’affectation se font sous condition d’un « intérêt général » dont la définition reste à faire.

Figure 9 : Typologie des coopératives opérant dans le quartier Barriera di Milano, Salone, C., Bonini Baraldi, S., & Pazzola, G. (2017)

1 Matériaux mobilisés : outre l’observation dans le cadre de balades urbaines et des activités organisées dans le Bagni Publicci, on utilise ici trois entretiens avec Erika Mattarella (responsable de Bagni Pubblici) et Caterina Di Lucchio (stagiaire aux Bagni Pubblici et doctorante à l’Université de Turin) en présence d’une directrice d’une école de quartier (istituto comprensivo), ainsi qu’une rencontre avec Chiara Lucchini à l’Urbancenter et un entretien avec Francesca Governa. On peut aussi préciser qu’une partie de ces visites et rencontres avaient déjà été effectuées à l’occasion du Déplacement Pédagogique des étudiants du master ADL de l’Université Paris-Cité en 2018 et à l’occasion du colloque de 2019 du programme EFR Métropoles https://www.efrome.it/la-recherche/agenda-et-manifestations/evenement/metropoles-crises-et-mutations-dans-lespace-euro-mediterraneen
2 Rete delle case del quartiere, Il manifesto (document communiqué aux auteur.es)
3 Il s’agit d’organisations non profit, de nature variée (coopératives, associations, entreprises sociales etc.) dont le rôle, notable en Italie, a été revu par la loi du 6 juin 2016
4 Entretien avec Erika Mattarella, 26/10/2022
5 Entretien avec Erika Mattarella, 24/10/2022
6 Rete delle case del quartiere, Il manifesto
7 Entretien avec Caterina di Lucchio, 27/10/2022
8 Entretien avec Erika Mattarella, 26/10/2022

Références

  • Baron M., Grasland C., Cunningham-Sabot E., Rivière D., Van Hamme G. (co-ed) , Villes et régions européennes en décroissance, Maintenir la cohésion territoriale, Lavoisier/ Hermès, oct 2010, Paris/London, 345p Bighi, 2017, Urban brownfields in Turin, 2012
  • Bonini Baraldi, S., Governa, F., & Salone, C. (2021). “They tried to make me go to rehab. I said, no, no, no”. Representations of ‘deprived’urban spaces and urban regeneration in Turin, Italy. Urban Research & Practice, 14(3), 286-306.
  • Cunningham Sabot, E,Fernandez, B. et Dubeaux, S. « Sémantique et traductions face à un nouveau régime urbain » in Chesneau, I. (dir). La ville mot à mot. Paris, Parenthèses, 2021, p. 137-152
  • Di Lucchio C., Innovazione sociale e giustizia spaziale al centro dei processi di rigenerazione delle aree urbane marginali: il caso dei Bagni Pubblici di Via Agliè a Torino, Tesi di Laurea Magistrale (dir. C Salone), Università degli studi di Torino, 2021
  • Fernandez B. « Futuros urbanos : la reversibilidad del deterioro » Thèse en urbanisme à l’Université Polytechnique de Madrid (UPM), 2013. https://oa.upm.es/14886/
  • Freyssinet M., Division du travail et mobilité quotidienne de la main-d’œuvre. Les cas Renault et Fiat, Paris, CSU, 1979
  • Gabert P., Turin, Ville industrielle, Paris, P.U.F., 1964
  • Salone, C., Bonini Baraldi, S., & Pazzola, G. (2017). Cultural production in peripheral urban spaces: lessons from Barriera, Turin (Italy). European Planning Studies, 25(12), 2117-2137.
  • Urban Center Metropolitano e Centro di Ricerca e Documentazione Luigi Einaudi. TorinoAtlas. Mappe del territorio metropolitano. Torino, Urban Center Metropolitano, 2018
  • Voir aussi sur les bains douches le projet de recherche https://thermapolis.hypotheses.org/author/vulres

Sources

AUTEURS

DATE

Mai 2023

CATÉGORIE

Turin

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