Turin possède deux gares qui ont fait l’objet d’importantes opérations de rénovation urbaine dans le sillage des jeux olympiques d’hiver de 2006 : la gare de Porta Nuova, grande gare traditionnelle de la ville – à fonction de terminus – et la gare de Porta Susa, reconstruite en lisière du centre-ville pour le transit des trains à grande vitesse au débouché de la controversée ligne passant par le Val de Susa, entre Lyon et Turin. La ville se situe ainsi dans le mouvement européen d’upgrading des quartiers de gare, anciennement lieux de passage pour les activités et les populations mobiles et précaires, et évoluant désormais vers des quartiers d’affaires ou d’effervescence culturelle, sous l’effet de politiques cherchant à utiliser l’effet levier des trains à grande vitesse (Favell 2011). L’Italie a par ailleurs été pionnière en Europe dans le mouvement de marchandisation des gares et de la transformation de ces dernières en espaces commerciaux, mouvement qui s’est accentué après la crise financière. Mais à Turin, ce modèle urbain semble grippé. Les observations menées une semaine d’octobre 2022, plus de 15 ans après le lancement de ces politiques de rénovation, montrent que la transformation des gares peine à entraîner celle des quartiers environnants, et que leur marchandisation est un demi-échec commercial.

Ainsi, lorsque nous nous y rendons le mercredi 26 octobre 2022 en fin de matinée 1, la nouvelle gare de Porta Susa, vaste tube de verre et d’acier semi-souterrain, apparait presque vide. Les nombreuses affiches promotionnelles rouges et jaunes du tourisme culturel à Turin, et autres installations de marketing territorial, sont les seules tâches colorées dans cet espace transparent (Fig 1).

Figure 1. La gare de Porta Susa (octobre 2022)

Crédits : T.Pfirsch, 2022

La quasi-totalité des commerces prévus à l’étage de la gare sont fermés ou en travaux. La plupart des commerces ont fermé rapidement après leur ouverture et n’ont pas depuis retrouvé preneurs (Fig 2). L’unique bar de la gare propose cafés et sandwichs aux rares clients de passage, régulièrement abordés par des SDF et toxicomanes. L’espace est pourtant hautement sécurisé, avec une densité importante de caméras de vidéosurveillance, des volets métalliques automatiques pour fermer les entrées, et une forte présence policière, puisqu’une station de police se localise au cœur de la gare. Les cadres européens navetteurs pour lesquels la gare a été construite ne sont visiblement pas au rendez-vous, ou n’ont pas le temps de s’arrêter longtemps dans cette gare de transit.

Figure 2. Vacance commerciale et station de police dans la gare de Porta Susa

Crédits : T.Pfirsch, 2022

Au dehors, le quartier apparaît en chantier, mais la dynamique de transformation est visiblement contrastée, comme le montre la figure 3. La gare de Porta Susa est en effet au centre d’une vaste opération de rénovation de la Spina Centrale, grande artère Sud-Nord tangente au « quadrilatère », le centre romain de la ville, et qui occupe d’anciennes lignes ferroviaires. Ce boulevard urbain – nommé corso Inghilterra et le long duquel s’étire le tube de verre de la gare de Porta Susa- est réaménagé pour devenir un axe directionnel de la ville, où s’égrènent les sièges sociaux et les lieux de pouvoir : le campus du Politecnico, l’ancien siège local de la Rai (désormais abandonné), la nouvelle tour de la banque Intesa-SanPaolo (fig.4a), le siège flambant neuf de la città metropolitana, le palais de Justice…

Figure 3. Les effets urbains contrastés de la rénovation des gares turinoises

A l’ouest du Corso Inghilterra, le quartier se transforme effectivement rapidement. A l’est en revanche, entre la gare et le quadrilatère, subsistent des zones dégradées, dans lesquelles se glisse une forte marginalité urbaine. L’ancien gratte-ciel de la Rai abandonné ne trouve pas de repreneur du fait des coûts de désamiantage, et l’ombre de cette grande friche verticale plane sur la gare de Porta Susa (fig.4b). L’ancienne gare de Porta Susa elle-même est abandonnée depuis que sa transformation en lieu culturel et gastronomique temporaire a échoué (elle a abrité un marché alimentaire haut de gamme temporaire, le « Mercato Metropolitano », entre 2015 et 2016 – fig.4c).

Figure 4. La tour Intesa San Paolo (a), la friche du gratte-ciel de la Rai (b) et l’ancienne gare abandonnée (c)

La gare historique de Porta Nuova, située plus au Sud, témoigne en revanche d’un grand dynamisme commercial. La gare est un bâtiment du 19è siècle imposant, au style éclectique avec une immense hall à coupole, symbolisant la richesse de la ville à l’ère de l’industrie triomphante (Fig.5).

Figure 5. La façade de la gare de Porta Nuova

Crédits : T.Pfirsch, 2022

Construite sur les anciens remparts, elle a servi de sas d’entrée dans la ville pour les importantes vagues migratoires en provenance du Mezzogiorno, qui ont alimenté les usines de la ville. Elle est reliée morphologiquement au cœur de la cité, par le grand axe de la via Roma, qui relie la gare au palais royal. Les observations que nous y avons menées du 25 au 28 octobre 2022 nous ont permis de mieux appréhender les transformations de cet espace par les mobilités. La marchandisation de la gare a ici pleinement abouti. La gare s’est transformée en centre commercial et il est même difficile, lorsqu’on entre par l’entrée principale, de réaliser que l’on se trouve dans une gare. Il faut d’abord traverser un sas commercial (fig.6), entièrement dévolu, sur deux étages, aux activités de restauration, aux chaines franchisées de textiles, de maroquinerie ou de livres, ou aux supermarchés. On y retrouve les aménagements et l’atmosphère des malls : vigiles, terrasses de café sous verrière, globes terrestres de couleurs au plafond, musique de fond…

Figure 6 : halle central commercial et plan des commerces de Porta nuova

Les quais ferroviaires, situés au fond de la gare, sont invisibles depuis l’entrée. L’accès à ces derniers se fait par une grande galerie située au-delà du sas commercial. Les guichets d’achat de billets de train sont rejetés sur le côté de la gare, et peu visibles, de même  que les bornes rouges d’information (fig.7). Les commerces de la gare apparaissent très fréquentés, à toute heure, et ici, il n’y a aucun commerce vacant. L’espace y est aussi très sécurisé par une forte présence policière et de sociétés de sécurité privée. L’activité et la fréquentation contrastent avec le vide de la gare de Porta Susa, mais en même temps, on est très loin du fourmillement de beaucoup de quartiers de gare des métropoles italiennes (Rome, Naples, Milan). Le trafic de la gare est en effet en déclin, beaucoup de navetteurs régionaux transitant désormais par Porta Susa, qui absorbe également tout le trafic international et les grandes lignes (Lombardi 2005).

Figure 7. Les guichets et bornes d’achat de billets rejetés sur les côtés de la gare et cachés par les kiosques commerciaux

Crédits : T.Pfirsch, 2022

Ce succès commercial est limité à l’espace interne de la gare, d’ailleurs volontairement conçu comme un espace introverti, avec peu de liens sur l’extérieur . La marginalité urbaine a été rejetée à l’extérieur du bâtiment, le long des larges artères qui bordent la gare au Nord (via Sacchi), au Sud (Via Nizza), et à l’Est (jardin public), comme le montre la carte de la figure 3. La via Sacchi est une véritable coupure urbaine : une barrière de sécurité du tramway empêche de traverser cette artère à quatre voies lorsque l’on sort de la gare (fig.9). Sous les portiques qui la bordent, typiques des larges avenues turinoises, la plupart des commerces sont fermés et vacants, de même que les hôtels, autrefois nombreux. Les rares commerces ouverts, bancarelle et frighi qui s’y trouvent vendent des articles bon marché, des produits ethniques ou de la junkfood, très différents de ceux des chaînes commerciales pour classes moyennes de l’intérieur de la gare. On y trouve aussi quelques matelas pour SDF, profitant de l’abris offert par les portiques (fig.8). C’est aussi un lieu de traffic de drogue le soir, et de petite criminalité, et de nombreuses caméras de vidéo-surveillance attestent de la volonté de contrôler cette ligne de dégradation urbaine, coincée entre la gare et le quartier bourgeois de San Secondo.

Figure 8. Via Sacchi : coupure urbaine, dégradation et vacance commerciale…

Une dynamique analogue a lieu à l’Est de la gare, dans le quartier de San Salvario. Ce dernier, qui s’étend de la gare de Porta Nuova jusqu’au Pô, composé d’immeubles du 19ème siècle est rapidement devenu un quartier d’accueil pour migrants nouvellement arrivés dans la ville, avec un important tissu d’hôtels, de squats et une sur-occupation-dégradation des logements. Dans les années 1990, les immigrés internationaux ont remplacé les migrants du Mezzogiorno et le quartier est devenu l’une des deux centralités ethniques de la ville (avec Porta Palazzo), visibilisant la présence immigrée à Turin. Les commerces ethniques (maghrébins, pakistanais), y sont cependant de moins en moins nombreux, repoussés à la lisière du quartier, vers la gare, par un important processus de gentrification depuis le début des années 2000. La gentrification a d’abord concerné l’usage des espaces publics et le tissu de commerces, le quartier se transformant peu à peu en espace de sortie nocturnes pour les classes moyennes blanches (Bolzoni et Semi 2023), et touche également aujourd’hui sa structure résidentielle. La plupart des façades des grands immeubles du quartier ont subi des rénovations, notamment en 2020-2022 grâce à la mesure des 110 % du gouvernement Conte, qui a provoqué un boom des travaux dans le quartier comme dans toute l’Italie. Les échafaudages de ravalement y sont encore nombreux au moment où nous y enquêtons, en octobre 2022 (fig.9).

Figure 9. Rénovation des façades via Saluzzo, juste au Sud de la gare (oct. 2022)

Crédits : T.Pfirsch, 2022

Ce sont donc surtout les rues parallèles les plus proches de la gare, ainsi que la via Berthollet, qui concentrent l’essentiel des commerces ethniques, qui tranchent avec les chaînes franchisées présentes à l’intérieur de la gare (fig.10). La petite criminalité se concentre quant à elle surtout via Nizza, qui longe la gare côté Sud : la prostitution y continue, de même que le trafic de crack, malgré une forte présence policière (fig.11). Ainsi, la rénovation de la gare semble avoir échoué à entraîner la transformation du quartier, dont la gentrification se situe dans les rues les plus éloignées de la gare, et apparaît liée à d’autres facteurs (présence de l’université au Sud du quartier notamment…).

Figure 10. Commerces ethniques de via Nizza (a et b) et via Berthollet (c )

Crédits : T.Pfirsch, 2022

Photo 11. Via Nizza, ligne de marginalité urbaine le long de la gare

Crédits : T.Pfirsch, 2022

Au total, cette courte note de terrain pose la question de la réplicabilité des politiques urbaines de métropolisation et d’attractivité dans des villes post-industrielles en crise et en décroissance. Turin, avec deux millions d’habitants dans la città metropolitana, un passé industriel prestigieux, et la présence de multinationales et d’un capitalisme local encore dynamique reste une métropole d’importance en Italie et en Europe. Mais la ville connaît une décroissance démographique sans précédent depuis une quinzaine d’années, et une vague de vieillissement que rien ne vient enrayer (Bagnasco, Berta et Pichierri 2020 ; Calafati 2021). Si la ville attire les étudiants en nombre, elle peine à les retenir (Cenere, Mangione, Santangelo et Servillo 2023). Turin souffre en effet de plus en plus de la concurrence métropolitaine de Milan, voisine de moins de 200 km, et dont le rayonnement économique, politique et culturel ne cesse de s’affirmer (Anselmi et Vicari 2020) Ce déclin turinois est palpable dans les espaces urbains, et en particulier dans les équipements de mobilité (gares, aéroport) qui apparaissent aujourd’hui surdimensionnés. La rénovation des gares comme locomotives de métropolisation et de changement urbain – qui a pu être un succès ailleurs – montre ici ses limites.

Bibliographie – « Les gares de Turin »

  • Anselmi, Guido, Serena Vicari. « Milan makes it to the big leagues: A financialized growth machine at work. » European Urban and Regional Studies 27, no. 2 (2020): 106-124.
  • Bagnasco, Arnaldo, Giuseppe Berta, and Angelo Pichierri. Chi ha fermato Torino?: una metafora per l’Italia. Giulio Einaudi editore, 2020.
  • Bolzoni, Magda, Giovanni Semi. « Adaptive urbanism in ordinary cities: Gentrification and temporalities in Turin (1993–2021). » Cities 134 (2023): 104144.
  • Calafati, Antonio. « Il declino di Torino: una lezione per le città (Turin’s Decline: A Lesson for Cities). » Available at SSRN 3945030 (2021).
  • Cenere, Samantha, Erica Mangione, Marco Santangelo, and Loris Servillo. « Setting up a University City. Geographies of Exclusion in North Turin. » Tijdschrift voor economische en sociale geografie (2023).
  • Favell, Adrian. Eurostars and Eurocities: Free movement and mobility in an integrating Europe. John Wiley & Sons, 2011.
  • Lombardi, Patrizia. « The REG EN Assessment of the Porta Nuova District’s Central Railway Station, Turin. » Sustainable Urban Development: A toolkit for assessment 3 (2005).

AUTEURS

DATE

Octobre 2023

CATÉGORIE

Turin

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