La crise industrielle de la fin des années 1970 a laissé des vides à Turin. Les friches qu’on appelle « vuoti « (vides) en italien, ont une réalité matérielle et paysagère. Un vide qui résonne aussi comme l’absence d’une vision d’avenir pour cette grande ville du Nord de l’Italie : que peut être Turin après Fiat (Bagnasco, 1990 ; Capello et Semi, 2018) ? La ville peut-elle miser sur ses fonctions universitaires pour enrayer son déclin démographique et urbain ? Les friches peuvent-elles servir ce projet de reconversion en métropole universitaire ?

Au début des années 90, Turin entre dans une nouvelle phase de gouvernance : les équipes municipales s’emploient à créer des synergies entre les acteurs publics et privés dans le but d’identifier de nouveaux modèles gagnants (Belligni et Ravazzi, 2012) qui seraient en mesure de remplacer l’industrie et de combler les vides sociaux, économiques et physiques qui marquent la ville.

Mais si les années 1990 et le début des années 2000 sont marquées par une vivacité des financements et des projets, la dette publique laissée par les Jeux olympiques d’hiver de 2006, puis la crise économique de 2008 et, plus récemment, la crise sanitaire ont changé la donne. Les investissements sont réduits, l’horizon temporel est souvent à court terme et une plus grande place est laissée à la dynamique du marché. L’industrie n’est plus l’épine dorsale de Turin, mais la reconversion vers le secteur tertiaire n’est pas non plus achevée. La ville apparaît marquée par un chômage galopant, notamment chez les jeunes, et une polarisation sociale croissante. Parmi les modèles de développement (Vanolo, 2008), celui qui considère l’université et la recherche comme un moteur possible de la croissance urbaine est passé au premier plan. Dans une ville en décroissance depuis les années 1980, la croissance de la population étudiante des deux principales universités (l’Université de Turin et l’Université polytechnique de Turin) – plus de 100 000 personnes dorénavant – et l’emploi donné à près de 8 000 personnes (personnel enseignant et non enseignant compris) sont des éléments-clés. L’importance de ce secteur pour l’administration publique est visible, par exemple, dans le maintien par le maire de la délégation à « Turin, ville universitaire « , mais aussi dans la décision d’accueillir l’Universiade, une compétition internationale universitaire multisports, en 2025, pour la deuxième fois en vingt ans. Comme dans d’autres villes du programme Vilmouv, c’est donc une population mobile, en l’occurrence les étudiants, qui est au cœur d’une stratégie d’attractivité et de développement urbain.

Figure 1 : Le nouveau campus de l'Université de Turin, Campus Luigi Einaudi, conçu par le studio de Norman Foster et inauguré en 2012

(Photographie de Hélène Dang Vu, octobre 2022, Turin)

Comment interpréter ce projet de faire de Turin une ville universitaire ? Quels sont les acteurs, les dynamiques et les implications socio-économiques d’un développement conçu pour une population temporaire et mobile telle que les étudiants ? Sur la base d’entretiens qualitatifs menés avec des acteurs institutionnels et des opérateurs privés travaillant dans le secteur de la construction universitaire1, nous voulons essayer de répondre à ces questions en nous concentrant en particulier sur la dimension immobilière et résidentielle.

Dans la période la plus récente, notre enquête montre que Turin-ville universitaire est un marché où les acteurs privés de l’immobilier prennent progressivement le pas sur les acteurs publics. Comment l’expliquer ?

En Italie, la loi 338 cofinance depuis les années 2000 la construction ou la rénovation de résidences universitaires, à travers des appels à projets. Quatre appels déjà clos ont permis d’arriver à 14 000 lits en plus en 15 ans. À travers ces appels, l’État a cofinancé des projets portés par des entités publiques, comme l’EDISU2, qui les attribue prioritairement aux boursiers non originaires de la ville (identifiés selon des critères de mérite et de revenus) ou des entités privées mais sans but lucratif ayant reçu une accréditation. Selon la législation en vigueur (cf. décret législatif 937/2016), les institutions publiques, les universités et les institutions pour le droit aux études doivent allouer au moins 60% des lits aux étudiants boursiers ; et au moins 20% aux autres particuliers.

Mais l’Italie manque toujours de logements étudiants accessibles : alors que le plan de relance post covid de mai 2021 (PNRR) estime à 100 000 le nombre de boursiers qui auraient besoin d’un lit ou d’une chambre (les chambres peuvent être partagées), seules 34 000 places sont aujourd’hui disponibles. Ces 60 000 places manquantes sont devenues, avec le PNRR, un objectif national prioritaire. Sur les 235 milliards de l’UE que recevra l’Italie, 960 millions y seront donc alloués d’ici à 2026.

En quoi cela constitue un contexte favorable pour les acteurs privés ? Les acteurs publics à qui était initialement destiné l’appel se sont emparés de cette opportunité en proposant de nombreux projets dans le cadre du cinquième appel 338, offrant grâce à une première tranche de 300 millions du PNRR, un cofinancement plus élevé (passant de 50 à 75 %) de la part de l’État (Gainsforth et Peverini, 2022). À Turin par exemple, cela concerne 4 projets portés par EDISU pour un total de 847 nouveaux lits. Mais les délais de réalisation sont longs et l’État a un objectif intermédiaire de 7500 nouveaux lits pour…décembre 2022.

Le cadre du PNRR a donc été remanié en août 2022 pour favoriser les investissements privés dans la réalisation de résidences étudiantes ou a minima l’ouverture de nouveaux lits dans des structures existantes. Avec cette modification, les acteurs privés peuvent accéder aux financements aux mêmes conditions que les opérateurs publics. Les contraintes sont peu élevées puisque la recommandation de réserver un quota de logements aux étudiants boursiers (pour les résidences privées, le quota est abaissé à 20%) n’est accompagnée, dans le texte, d’aucune indication de contrôle ni de tarif à ne pas dépasser.

Figure 2 : Camplus Torino Regio Parco, près du campus Luigi Einaudi, inauguré en 2020

(Photographie de Magda Bolzoni, octobre 2022, Turin)

Outre cet élargissement des appels de la loi 338 aux acteurs privés, ces derniers peuvent concourir aux appels du fond pour le logement universitaire alimenté par le PNRR à hauteur de 660 millions d’euros. Cela concerne des projets de nouvelles structures auxquelles seront également accordés des financements pour les trois premières années de gestion (et un régime d’imposition équivalent à celui des logements sociaux donc avantageux). Là encore les contraintes sont légères puisqu’il n’est pas fait référence à des tarifs plafonds ou à des obligations d’attribution des lits à des boursiers au-delà de 3 ans.

Depuis plusieurs années, les fonds publics à disposition des opérateurs privés ont donc considérablement augmenté mais ces derniers avaient déjà bénéficié d’autres appuis publics pour entrer sur le marché de la résidence étudiante. L’EDISU confie en effet la gestion de nombreuses résidences dont elle est propriétaire à des opérateurs privés. Dans le cas de Turin, ces pratiques se sont développées à partir des jeux olympiques de 2006 où les constructeurs sont arrivés avec un modèle de réemploi de bâtiments comme le village de la presse.

Figure 3 : La résidence universitaire EDISU Olimpia, à côté du Campus Luigi Einaudi, héritage des jeux olympiques d'hiver de 2006

(Photographie de Magda Bolzoni, octobre 2022, Turin)

Par ailleurs, la municipalité de Turin voit également d’un bon œil le développement de résidences universitaires privées sur son territoire et offre un soutien en jouant le rôle d’intermédiaire, en facilitant l’accès aux terrains municipaux, en validant les projets reçus ou en prévoyant de nouveaux équipements à proximité des aires d’intérêts de différents acteurs privés (investisseurs, promoteurs, constructeurs, gestionnaires…). Plusieurs motifs ont été avancés par les deux adjoints au maire que nous avons rencontrés. D’abord, les logements “classiques” offerts par les propriétaires privés ne répondraient plus aux exigences des étudiants et de leurs familles, qui seraient désormais trop élevées. En ce sens, la municipalité souhaite que se développe toute la gamme de l’offre locative étudiante, y compris son secteur de plus haut standing. De plus, le marché du logement étudiant investirait des espaces que la municipalité souhaite requalifier. Ces espaces, souvent hérités de l’époque industrielle et aujourd’hui désaffectés, sont perçus comme des “vides” qu’il faudrait absolument remplir. Enfin, dans ces vides la présence d’étudiants est dans les discours de la municipalité que nous avons recueillis de très loin préférable à celle d’autres populations précaires ou temporaires, les migrants en particulier, ce qui rejoint des études récentes sur les dispositifs d’accueil à Turin (Sossich, 2022).

Figure 4 : Des friches à remplir. Le chantier de TSH dans le quartier d’Aurora

(Photographie de Hélène Dang Vu, octobre 2022, Turin)

Turin ville universitaire apparaît ainsi comme une opportunité immobilière pour les acteurs privés. Bénéficiant de fonds publics toujours plus importants, ces acteurs ont été aussi progressivement intégrés au fonctionnement d’institutions publiques comme l’EDISU. A Turin on trouve ainsi des entreprises locales ou italiennes spécialisées dans la promotion et la gestion de résidences étudiantes privées depuis des années, en grande partie sur les friches et vides urbains hérités de la désindustrialisation de la ville. Mais cette dynamique s’accélère : depuis le début de la pandémie, 850 places ont été ouvertes par deux compagnies et plusieurs résidences sont en cours de construction ou de conception. Parmi elles, une résidence de 500 places est développée dans le quartier d’Aurora, l’un des plus stigmatisés, par une firme transnationale hollandaise (voir la notice Les student hotels à Turin).

1 Les entretiens ont été réalisés avec : deux adjoints au maire (et leurs assistants respectifs), un maire d’arrondissement, trois salariés d’une entreprise de gestion de résidences universitaires privées, un salarié de la structure publique équivalente au Crous (Edisu, voir note infra). Ces entretiens ont été complétés par des visites de quatre résidences ainsi que des échanges avec des experts de trois observatoires locaux.
2 EDISU, Ente per il diritto allo studio, est un organisme régional créé par la Région Piémont avec la loi régionale du 18 mars 1992 n.16 (modifiée par la loi régionale du 29 septembre 2014 n.10) dans le but de faciliter l’accès et la poursuite des études universitaires pour les étudiants capables et méritant même sans moyens économiques, dans le cadre des compétences attribuées par le législateur italien à l’État, aux régions et aux universités dans le domaine du droit aux études universitaires (décret législatif n.68/2012)

Références

  • Bagnasco Arnaldo, 1990, La città dopo Ford, Torino, Bollati-Boringhieri.
  • Belligni Silvano, Ravazzi Stefania, 2012, La politica e la città. Regime urbano e classe dirigente a Torino, Bologna, Il Mulino.
  • Capello Carlo, Semi Giovanni, 2018, Torino. Un profilo etnografico, Roma, Meltemi Editore.
  • Gainsforth Sarah, Peverini Marco, 2022, “Residenze per studenti tra pubblico e privato”, pp. 33-41, in Caritas Italiana, Casa e abitare nel PNRR, Quaderni sulla Ripresa e Resilienza del Paese, 1(2022).
  • Sossich Erasmo, 2022, “Hospitality and segregation in Turin. An ethnographic perspective on migration, reception policies and urban conflicts”, pp. 15-27, in Bergamaschi Maurizio (éd.). The multidimensional housing deprivation: local dynamics of inequality, policies and challenges for the future, Milano, Franco Angeli.
  • Vanolo Alberto, 2008, “The image of the creative city: Some reflections on urban branding in Turin”, Cities, 25(2008), 370-382.

AUTEURS

DATE

Mai 2023

CATÉGORIE

Turin

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